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Poursuivi depuis cinq ans pour son livre de mémoires, Maurice Dufresse, alias Pierre Siramy, ancien responsable du service technique d’appui de la DGSE, a comparu début juillet, en toute discrétion, devant le tribunal correctionnel, pour « violation du secret de la défense nationale ». Saisi d'une plainte du ministre de la défense, le parquet a requis deux mois de prison avec sursis et 5 0000 euros d'amende.
S’ils avaient pu, c’est un livre que les patrons de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) auraient envoyé directement au pilon. 25 Ans dans les services secrets, écrit par Maurice Dufresse, l’ancien patron du service technique d’appui de la DGSE, sous le pseudonyme de Pierre Siramy, et publié chez Flammarion, a provoqué en 2010 une réaction sans précédent dans les annales de l’édition : l’ouverture d’une information judiciaire pour « violation du secret de la défense nationale » et
« violation du secret professionnel », la garde à vue de l’auteur, la perquisition de son domicile, la saisie et l’expertise de son ordinateur, et surtout cinq ans de silence imposés par un contrôle judiciaire strict. Une véritable vendetta administrative et judiciaire.
Le 2 juillet, Maurice Dufresse a comparu devant la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris, par visioconférence depuis le tribunal de Coutances, pour raisons de santé. À en croire les chefs des services spéciaux entendus lors de l’instruction, d’importants secrets auraient fuité dans le livre de mémoires publié par l’ancien agent. « On m'accuse d'avoir dévoilé des secrets de la défense nationale. Je demande bêtement lesquels. On me répond “on ne peut pas vous le dire, c'est couvert par le secret défense” », a ironisé Maurice Dufresse, sur sa page Facebook. Le parquet a requis contre lui à l’audience une peine de 2 mois de prison avec sursis et 5000 euros d’amende.
Maurice Dufresse, alias Pierre Siramy, s'est établi à Saint-Lô. © DR
Les griefs des patrons du boulevard Mortier à son encontre ont été multiples. On lui reproche d’avoir cité certains noms et de nombreuses initiales, trop parlé de sa hiérarchie et évoqué les travers personnels de certains de ses représentants. En réalité, Dufresse a proposé une lecture critique de la gestion de certaines affaires – assassinat des moines de Tibhirine, investigations sur le compte présumé de Chirac au Japon, exfiltration de militants du Front islamique du salut– et dénoncé surtout « un contrôle quasi inopérant » de ce service, le « semblant » de regard parlementaire et le rapport « complètement nul » livré par la Cour des comptes, selon l’expression du directeur d’alors, Pierre Brochand. De quoi fâcher les hiérarques des services spéciaux. « Ce livre donne une mauvaise image du service qui semble empêtré dans les affaires politiques et les luttes intestines », a résumé l’un d’eux, le général Dominique Champtiaux, ancien directeur de cabinet du directeur de la DGSE, lors de l’instruction.
« Plus que toute autre administration, un service secret devrait faire l’objet d’une surveillance rigoureuse, et pas seulement parce qu’il engage des fonds publics, mais parce que la DGSE reste la seule administration à pouvoir s’exonérer de la loi et mener des opérations clandestines… D’ailleurs souvent onéreuses, notait Dufresse, alias Pierre Siramy. On passera sur l’affaire Greenpeace ou sur l’avion parti en vain en 2003 chercher Ingrid Betancourt dans la jungle amazonienne… Les échecs que la Maison a
essuyés au fil des années ayant le plus souvent des ordres aberrants donnés par les espiocrates qui ont perdu le sens des réalités du terrain. »
Maurice Dufresse se voit aussi reprocher d’avoir gardé chez lui certains documents classifiés, comme avant lui –et de façon autrement plus industrielle– le général Philippe Rondot, l’ancien coordinateur du renseignement (CROS) dont les juges de l’affaire Clearstream avaient saisi les archives secrètes.
Chef du service technique d’appui de la DGSE avant de passer la main en 2003, à la suite d’un triple pontage, Maurice Dufresse avait 400 hommes – civils et militaires – sous ses ordres, le rang de sous-directeur d’administration centrale, et un budget de 61 millions d’euros pour offrir la meilleure technologie possible aux services opérationnels: il était en quelque sorte le « Mister Q » de la DGSE. Entré en 1984 à la DGSE, après dix ans passés dans la marine, Dufresse y a débuté au service contre-ingérence, puis aux affaires réservées, pour devenir chef d’état-major de la direction du renseignement à la fin des années 90 et enfin, chef du service technique d’appui (STA).
En parallèle aux poursuites pour violation du secret, Dufresse, ainsi que son coauteur et son éditeur, a été attaqué par le parquet pour « révélation de l’identité d’un fonctionnaire dont la mission exige le respect de l’anonymat ». Deux identités complètes et sept initiales mentionnées dans le livre sont en cause. Hélas, les identités du chef de l’inspection générale de la DGSE, Georges Touchais, et du chef de l’analyse du renseignement, Patrick Perrichon, avaient déjà été rendues publiques dans la presse. La 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris juge, en septembre 2012, qu’il n’y a pas d’infraction. L’avocat de Dufresse, Me Renaud Le Guhenec, dénonce « une procédure d’une réelle violence », et une mise en cause de « la liberté d’expression » de son client.
En avril 2010, c’est l’ancien ministre de la défense Hervé Morin qui a déclenché les poursuites pour violation du secret en déposant plainte contre Dufresse, lui reprochant d’évoquer dans son livre « des procédures internes au service », son « mode de fonctionnement », voire « des opérations ou des réunions diplomatiques sensibles ». L’ancien agent avait déjà agacé la hiérarchie militaire en rédigeant une série d’articles pour le site Backchich info, entre juin et juillet 2008, sous le titre « Voyage en barbouzerie ». Une liberté qui lui avait valu un « rappel à l’ordre » et à la discrétion par le général Bertrand Ract-Madoux, directeur de cabinet du patron de la DGSE. La contre-attaque était délicate, car Dufresse était très bien noté et félicité tous les ans par ses patrons.
Le 8 juin 2010, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), saisie de l’enquête, perquisitionne son domicile, saisit son ordinateur et plusieurs CD-Rom. Sur le disque dur de l’ordinateur, la DCRI obtient les différentes versions du livre et recense ses échanges avec le journaliste Laurent Léger, coauteur du livre. Elle trouve aussi un certain nombre de documents qui lui ont été transmis par les journalistes de Backchich, en particulier des notes et des télégrammes classifiés, provenant du dossier d’instruction de l’affaire Clearstream, et donc des archives du général Rondot…! Des notes plus anciennes sont retrouvées, mais il s’agit de projets de réorganisation de la Direction du renseignement ou des rapports sur des missions qui lui incombaient. La DGSE, finalement chargée d’évaluer les trouvailles de la DCRI chez Dufresse, répertorie 381 documents litigieux, dont 63 faisaient l’objet d’une classification confidentiel défense « au moment de leur création » et pouvaient être pour certains encore protégés lors de leur saisie. Mais la DGSE se garde de préciser lesquels.
La DGSE considère aussi que la « détention par l’intéressé » de ces informations et documents « à son domicile privé, après la cessation définitive de ses fonctions, c’est-à-dire sans aucun titre légitime, et dans des conditions irrégulières », constitue « une compromission du secret de la défense nationale». Un argument qui aurait pu être opposé au général Rondot après la découverte, lors de la perquisition de son domicile, en avril 2006, d’importantes archives classifiées et conservées dans un coffre, quatre mois après son départ à la retraite. Mais le haut responsable militaire n’a jamais été mis en cause, ni poursuivi, pour avoir compromis le secret défense en conservant ainsi d’importants secrets d’État.
« Ce livre n’aurait jamais dû être publié »
L’un des accusateurs de Dufresse, le général Yves Manthian, ancien directeur technique de la DGSE, se plaint qu'il « démonte en un livre tout le travail de valorisation de la DGSE qui a été fait ces dernières années ». « L’auteur déballe tout sur le service, qu’il critique », déplore Mathian. L’agent était d’après lui un « électron libre », « très autonome », ces critiques sont « fortement exagérées » et « sorties du contexte ». Il « donne une mauvaise image de la direction et de la hiérarchie ». Le général atténue un peu la portée de sa plainte en jugeant obsolètes une partie des informations de Dufresse: « Ce qui est décrit dans le livre ne reflète en aucun cas la réalité d’aujourd’hui du service, les descriptions sont complètement dépassées, sachant que l’auteur a quitté le service en 2003 », déclare Mathian, aujourd’hui dans le privé. « L’intéressé présente le service comme une officine politisée et timorée, ce n’est pas du tout l’expérience que j’en ai », dénonce André Le Mer, ancien directeur du renseignement, qui juge le livre
« détestable ».
La politisation est effectivement l’une des thèses de Dufresse. « À l’aune de mes années passées au service de la DGSE, je me sens capable de démontrer que son haut commandement dépend strictement des intentions de politiques, nobles ou pas, explique-t-il dans son livre. La hiérarchie, dont les étoiles comme les grades sont soumis au bon vouloir de l’exécutif, n’hésite pas souvent à entraîner sur des pistes obscures de jeunes rédacteurs. »
Un témoin protégé – entendu sous couvert d’anonymat– juge « totalement inacceptable de la part d’un ancien membre du service de dévoiler les méthodes utilisées sur toute la gestion d’une source »: « Ces éléments n’ont pas à être dévoilés. » Mieux : « Ce livre enfreint tous les engagements qu’un fonctionnaire ayant appartenu au service a pris. Il n’aurait jamais dû être publié. » Selon un autre anonyme, « c’est la première fois qu’un livre aussi détaillé sur notre maison sort ». « C’est le basculement de toutes les valeurs qu’on nous a inculquées, assure-t-il. Même partis, nous ne quittons jamais le service. »
Ces accusateurs demandent donc un secret absolu, que rien ne peut venir rompre… Ils font semblant d’oublier les nombreux livres, dont certains polémiques, publiés par d’anciens membres et/ou chefs des services spéciaux. Citons en vrac les livres d’Alain Chouet (Au cœur des services spéciaux), Pierre Martinet (Un agent sort de l’ombre), Jean-Pierre Pochon (Les Stores rouges), Pierre Marion (Mémoires de l’ombre), Jean-Pierre Lenoir (L'État trafiquant), Yves Bonnet (Mémoires d’un patron du contre-espionnage), Alexandre de Marenches (Dans le secret des princes), Marcel Chalet (Les Visiteurs de l’ombre), Paul Paillole (Services spéciaux 1935-1945). Sans oublier le manuel du colonel Rémy qui, après ses Mémoires d'un agent secret de la France libre, publia en 1963 : Comment devenir agent secret. Autant d’ouvrages – il y en a bien d’autres – qui devraient être transmis au tribunal correctionnel de Paris, lequel doit rendre son jugement le 16 septembre.