Citation
Ivres de vengeance.
Dès la nouvelle de la mort
d'Habyarimana connue,
militaires hutus et rebelles tutsis
ont sorti les armes. Récit de
notre correspondante
particulière.
SPERANCIE KARWERA
Le 6 avril 1994, sitôt connue la
nouvelle selon laquelle le Mys-
tère 50 dans lequel le président
rwandais, le général Juvénal
Habyarimana, s’apprêtait à atterrir en
compagnie du chef de l'Etat burundais,
avait été abattu par trois missiles, la plus
grande confusion s’est installée à Kigali,
la capitale.
À l'annonce de l'attentat qui avait
coûté la vie aux deux présidents ainsi
qu’à leur proches collaborateurs, une
totale consternation s’est répandue sur
la ville, bientôt suivie par les premiers
coups de feu. Il semblerait que ce soient
des éléments du FPR (les rebelles de la
minorité tutsie, abrités près de l'en-
ceinte du Parlement depuis les accords
de paix} qui aient attaqué le camp de la
garde présidentielle, déclenchant une
sanglante réaction de la part des mili-
taires. Ces derniers, auxquels s'étaient
joints de nombreux jeunes hutus armés
de machettes, de lances, de gourdins et
de grenades, ont aussitôt investi les
quartiers tutsis, pillant et brulant sur
leur passage les maisons de tous ceux
qui leur paraissaient liés de près ou de
loin au FPR, et laissant derrière eux les
cadavres des responsables politiques de
l'opposition ainsi que de leurs partisans.
Ivre de vengeance, la foule en furie n'a
pas davantage épargné les étrangers
soupçonnés de sympathie avec le FPR,
notamment plusieurs ressortissants
belges. Jusqu'au Premier ministre, ma-
dame Agathe Uwilingivimana, qui à
trouvé la mort avec ses gardes du corps
belges de la MINUAR sous les assauts
conjugués de la garde et de la populace.
Aucun sanctuaire n'était susceptible
d'arrêter les bourreaux : des églises fu-
rent profanées, et les fugitifs qui avaient
cru pouvoir y trouver refuge, abattus
froidement, tandis que les religieux
étaient conduits à la potence. Dans les
collines de l'intérieur du pays, où les
tutsis ne pouvaient guère être soup-
çonnés d'avoir participé à l'attentat, des
familles entières furent décimées pour
la seule raison qu'elles appartenaient à
l'ethnie du FPR. Un coup de téléphone
envoyé le 8 avril de la capitale donne
une idée de la panique qui régnait dans
la ville où s'entassait des milliers de
victimes : « Pour le moment, je suis vi-
vante. Mais chacun attend son tour,
enfermé dans sa maison. Je crois que je
n'arriverai pas à sauver ma peau (..) Il y
a sans cesse des combats entre le FPR
et l'armée rwandaise. Il y a des bandits
qui viennent, qui pillent et qui tuent.
Tout le monde veut tuer tout le monde.
(...) L'aéroport est fermé... je ne pourrai
m'enfuir qu'à pied. Les réserves de
nourriture s'épuisent (...) je suis ruinée.…
Non. Je ne vois pas ce que vous pourriez
faire pour moi. »
Dans ce contexte de haine et de ter-
reur, chacun s'interroge : Qui a bien pu
tuer le président Habyarimana, à qui
profite le crime ?
Certes, depuis les accords d'Arusha
qu'il avait signés, à contrecœur, au mois
d'août dernier, le président rwandais,
en se dépossédant d'une partie de son
pouvoir au profit de son Premier mi-
nistre et de la minorité tutsie, avait été
très critiqué. On lui reprochait aussi, en
Belgique, de ne pas se montrer très do-
cile avec l’ancienne puissance de tutelle
et ses relations « de mauvaise compa-
gnie » avec le maréchal Mobutu,
Mais il était resté populaire et faisait
figure « d'homme de la transition » aux
yeux de la majorité des Rwandais —
ainsi que de protecteur bienveillant de
la minorité tutsi — ce qui n'avait d'ail-
leurs pas désarmé l'opposition persis-
tante des extrémistes du FPR. Ce sont
donc eux que l'on montre aujourd'hui
du doigt pour leur imputer la responsa-
bilité d'un attentat qui, selon des
proches du président assassiné, aurait
pu être à tout le moins facilité par les
paras belges de la MINUAR. Bien que
l'enquête officielle ne soit pas close, on
sait déjà que ces derniers avaient la
charge de veiller à la sécurité de l'aéro-
port au-dessus duquel l'appareil a été
touché. Des habitants de la zone ont
d'ailleurs déclaré avoir vu les éléments
belges de la MINUAR « instal-
ler des engins » qu'ils ont identi-
fiés comme des lance-missiles.
Enfin, la garde présidentielle
s'est emparée de huit casques
bleus belges qui évacuaient, avec
leur matériel, le lieu d'où
avaient été tirés les missiles. Si
cinq d'entre eux ont été exécutés
sur-le-champ, trois autres au-
raient été arrêtés, aprés avoir été pré-
sentés à l'ambassadeur de Belgique à
Kigali. Quant à la boîte noire de l'appa-
reil, elle est, elle aussi, en possession des
autorités rwandaises qui l'examinent,
après que la garde présidentielle a dû re-
pousser par la force les paras belges qui
tentaient de la récupérer sur l'épave.
Si le gros des troupes de la
MINUAR reste terré dans son quartier
et semble essayer de persuader le FPR
de cesser les hostilités sans se lancer
dans une « guerre de reconquête », le
rôle des hommes de l'ONU dans cette
affaire est donc loin d'être éclairci.