Fiche du document numéro 19115

Num
19115
Date
Samedi 15 janvier 2011
Amj
Auteur
Fichier
Taille
436461
Pages
23
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Titre
Jean-François Dupaquier : « L'incrimination d'entente en vue de commettre le génocide n'a pas été suffisamment documentée »
Sous titre
Transcription de la rencontre avec Jean-François Dupaquier autour de son livre L’agenda du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Type
Transcription d'une émission de télévision
Langue
FR
Citation
Jean-François Dupaquier : « L’incrimination “entente en
vue de commettre le génocide” n’a pas été suffisamment
documentée »

Rencontre avec Jean-François Dupaquier autour de son livre L’agenda
du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais,
paru aux éditions Karthala en septembre 2010.
Débat animé par Pascal Bianchini, président de l’association CAURI.
Bordeaux, librairie « La Machine à Lire », le samedi 15 janvier 2011.
Lien vidéo : http://www.dailymotion.com/video/xh3yty

Avertissement : intervention relue et précisée

I. – PRESENTATION PAR JEAN-FRANÇOIS DUPAQUIER
[00’ 11’’]
Je suis journaliste, comme on vous l’a dit. Je ne joue pas à l’historien, comme certains. Et donc, le
livre que je présente aujourd’hui est le livre d’un journaliste. J’interroge un témoin. On va appeler ça,
pour reprendre la terminologie [professionnelle], un « grand témoin », parce qu’il s’est trouvé à un
moment particulier d’une histoire tragique. Mais le terme anglo-saxon exact est Insider, une
expression ramassée pour dire à peu près ceci une personne ayant accès à des informations
confidentielles en raison de sa place éminente dans un dispositif confidentiel ou secret. Et mon rôle de
journaliste, est de poser à l’ex-espion radio rwandais Richard Mugenzi ce que je crois être les
questions utiles, mais également d’évaluer sa pertinence en particulier le contexte dans lequel il se
trouve. J’ajoute que, en face d’un témoin qui ne peut pas s’appuyer sur des notes prises à l’époque
considérée, la restitution de la chronologie me semble fondamentale.
[00’ 43’’]
On va revenir un peu en arrière, pour ceux d’entre vous qui ne sont pas familiers de l’histoire du
génocide des Tutsi de 1994. Ce n’est pas une histoire parmi d’autres, c’est un génocide. Donc un enjeu
moral et un enjeu de mémoire extrêmement important, universel. Et il se trouve, que nous Français,
nous sommes en outre confrontés à d’avantage d’interrogations et à d’autres enjeux en raison des
zones d’ombre sur le rôle de « représentants de la France » entre 1990 et 1994 au Rwanda. Des
hommes politiques, des diplomates et des militaires, qui ont joué un rôle : pour les militaires, au moins
jusqu’au mois de décembre 1993 et pour les diplomates sur place, bien sûr, jusqu’à ce qu’ils fuient
Kigali, en proie au génocide, à partir de la mi-avril 1994. Si je le précise, c’est parce que nous avons
en France des débats qui ne sont que français, on va même dire franco-français. Les questions sur la

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responsabilité de la France restent posées malgré ce qu’on a appelé la « Mission Quilès », c’est-à-dire
cette mission d’information parlementaire qui, en 1998, quatre années après le génocide, affichait une
volonté de dire la vérité sur le rôle éventuel de la France et d’autres puissances étrangères au Rwanda.
En réalité, cette vérité n’a pas été pas vraiment établie par la « Mission Quilès ». Bien au contraire,
pour des raisons politiciennes et corporatistes, Paul Quilès, ancien ministre de la Défense, a manœuvré
pour amoindrir le travail de la mission. En conséquence, la polémique n’a cessé depuis.
[02’ 34’’]
J’ai participé, comme on vous l’a dit, à plusieurs ouvrages sur ce qui s’est passé au Rwanda dans les
années 1990-1994. D’abord en 1995, sous la direction de Jean-Pierre Chrétien qui est parmi nous
aujourd’hui, au livre Les médias du génocide. C’était le premier livre – disons un peu fouillé – sur la
propagande qui avait précédé le génocide dans les médias. Comment on avait en quelque sorte « lavé
le cerveau » des Rwandais pour que, massivement, ils finissent par balayer ce précepte universel des
sociétés humaines : « Tu ne tueras point ». Comment on a pu pousser des gens, avec un encadrement
sur lequel nous reviendrons, à massacrer leurs voisins, au point que des enfants ont tué des enfants, des
religieux ont exterminé des religieux. Et même des religieuses, comme on l’a vu dans un premier
procès qui s’est tenu à la Cour d’assises de Bruxelles entre avril et juin 2001 – ce qu’on appelle « les
quatre de Butare ». Comment deux religieuses ont pu donner à des miliciens des jerricanes d’essence
pour aller brûler vif les Tutsi qui s’étaient réfugiés dans leur garage. Des crimes inouïs par leur
soudaineté, leur caractère massif, leur horreur, les statuts et rôles très divers des tueurs. Donc, un enjeu
énorme parce que l’histoire est terrible. Et une histoire qui suscite beaucoup de passions parce que le
Rwanda – et pas seulement depuis le génocide – a toujours suscité beaucoup de passions. Je vous
renvoie au livre de l’historien Jean-Pierre Chrétien qui s’appelle L’invention de l’Afrique des Grands
Lacs où il montre comment cette passion est née pratiquement dès la découverte du Rwanda et dès les
premiers récits des explorateurs, dans les années 1850-60. Parce que c’est déjà l’histoire
fantasmagorique de la recherche des sources du Nil, des grands lacs au cœur de l’Afrique, etc. Vous le
comprendrez en lisant ce livre.
[04’ 42’’]
Je vais donc revenir, maintenant sur ce qui nous rassemble ici : L’agenda du génocide. J’ai été témoinexpert auprès du Tribunal pénal international. Je le précise tout de suite : dans mon domaine de
compétence, c’est-à-dire la presse. Il se trouve que j’ai été journaliste dans différents organes de
presse. J’ai été rédacteur en chef au Quotidien de Paris, j’ai dirigé 60 Millions de Consommateurs, j’ai
été rédacteur en chef à L’Evénement du jeudi, ensuite j’ai dirigé un journal local qui m’appartenait.
Donc je crois connaître assez bien la presse écrite, je sais comment ça marche en quelque sorte. Par
exemple, quand j’enquêtais au Rwanda sur les médias extrémistes, je savais qu’il fallait aller dans les
imprimeries pour demander les dossiers de fabrication. Parce que, quand on fabrique un journal dans
une imprimerie, il y a un dossier de fabrication : une farde avec le bon de commande, le nom du
prescripteur, le tirage, la pagination, la facture, etc. Au Rwanda, il y avait très peu d’ordinateurs, de
photocopieurs ou d’imprimantes. On confiait à l’imprimeur les manuscrits des articles, parfois au
verso de vieux documents, par souci d’économies. Apparemment, j’étais le seul qui avait pensé à ça et
ça m’a permis de découvrir des choses vraiment intéressantes dans ces imprimeries en ruines dans les
mois qui ont suivi le génocide. Je ne suis pas un spécialiste du Rwanda, je suis un journaliste qui fait
son métier, c’est-à-dire qui essaie de débusquer la vérité. Y compris en mettant les mains dans le
cambouis. C’est ainsi qu’en janvier 1995, j’ai découvert le manuscrit des « Dix commandements du
Hutu » en débarrassant de ses gravats – pour ouvrir les tiroirs – le bureau d’un extrémiste à la « Régie
de l’Imprimerie Scolaire ».
[06’ 21’’]

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Je vais revenir en arrière pour vous dire que, après le génocide comme vous le savez, l’ONU a institué
un Tribunal pénal international pour le Rwanda, qu’on appelle le TPIR – par la résolution 955 du
Conseil de sécurité, en novembre 1994 – et le TPIR, comme le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, traque
des suspects de génocide, instruit, documente et juge. On ne va pas rentrer dans les détails, peut-être
dans la discussion si vous voulez en savoir plus sur le fonctionnement de ce Tribunal. Je voudrais
seulement dire que, parmi les procès, peu nombreux, qui ont eu lieu à Arusha en Tanzanie, siège du
Tribunal, il y avait le procès de quatre militaires – on appelait ce cas « Militaires I » dans le jargon du
Tribunal pénal pour le Rwanda. Comparaissaient les principaux accusés militaires de l’organisation du
génocide, à commencer par le colonel Théoneste Bagosora, qui était à la fois le cousin du Président
Habyarimana et le cousin de la Première dame Agathe Habyarimana. Théoneste Bagosora était accusé
d’être le grand organisateur du génocide des Tutsi de 1994. Ce procès s’est étalé sur 460 audiences,
dont certaines audiences de mise en état. Pour ceux qui connaissent le droit, vous savez que les
audiences de mise en état, c’est juste de la procédure. Mais sur ces audiences, environ 400 étaient
majeures. Elles occupaient, selon les jours, une matinée ou une après-midi ou une journée entière, le
tout aboutissant à environ 25 000 pages de comptes rendus d’audience. Avec des centaines de
personnes qui témoignent, soit citées par le procureur, soit appelées par la défense. Soit pour
documenter l’accusation, c’est-à-dire génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, entente en
vue de commettre le génocide. Soit pour présenter des témoins de la défense. Le plus souvent une
défense d’alibi, pour affirmer « l’accusé n’était pas à cet endroit-là ce jour-là ». Parfois une défense
idéologique sur le thème « il n’y a pas eu de génocide des Tutsi au Rwanda ».
[08’ 48’’]
Les témoins de l’accusation de ce procès-fleuve déposent à partir de septembre 2002. Première à être
appelée à la barre, une grande experte américaine Alison Des Forges – qui est malheureusement
décédée il y a deux ans. Elle connaît la région depuis la fin des années cinquante. Agée d’une
vingtaine d’années, elle s’installe en Tanzanie comme coopérante (civil servant), et ensuite devient
comme historienne une spécialiste internationalement reconnue de toute cette région, une défenseuse
des droits de l’homme. Alison Des Forges témoigne au procès Bagosora – c’est le témoin n° 1 –
pendant une trentaine d’audiences. Je dis bien une trentaine d’audiences, c’est considérable, ça prend
deux mois. La deuxième personne citée par l’accusation est un « témoin protégé », qui dépose sous
anonymat. Chaque fois que son anonymat risque d’être remis en cause par la précision des questions
sur son statut, sur son travail, sur sa biographie, etc., le juge ordonne le huis clos. On ne sait donc rien
de l’identité de ce témoin, sauf les initiales sous lesquelles il est désigné : ZF.
[10’ 05’’]
Ce que raconte ZF est extraordinaire. Parcellaire, mais extraordinaire. Il raconte que, au Rwanda, il
était chargé d’activités d’espionnage radio, au profit des Forces armées rwandaises – qu’on appelle les
FAR –, peu après l’attaque du Front patriotique rwandais le 1er octobre 1990. Bref retour en arrière sur
l’histoire du Rwanda : à partir de 1959, une grande partie de la population tutsi est chassée du pays
pour fuir les premiers pogroms. Elle se réfugie dans les pays voisins : le Burundi, l’Ouganda, le Congo
belge – qu’on appellera plus tard Zaïre (aujourd’hui RDC, République démocratique du Congo), enfin
qu’on appelle Zaïre à l’époque du génocide. Désespérant que le régime accepte un jour leur
réinstallation, alors qu’on arrive à la deuxième, puis la troisième génération de réfugiés, ils passent à la
lutte armée. Leur mouvement, qu’on appelle le Front patriotique rwandais (FPR) pour sa partie
politique et l’Armée patriotique rwandaise (APR) pour la partie militaire, lance une attaque militaire
au Rwanda le 1er octobre 1990. A l’issue de cette attaque qui échoue rapidement, le régime – comme il
l’a fait lors de crises militaires précédentes – utilise les Tutsi du Rwanda comme des otages. On
emprisonne les Tutsi considérés comme les plus notables. Richard Mugenzi, qui possède une carte
d’identité de Hutu, mais qu’on soupçonne d’être Tutsi parce qu’il est de grande taille, est emprisonné
comme suspect dans un stade, comme tant d’autres. C’est alors que le renseignement militaire
rwandais s’aperçoit qu’il est polyglotte, ce qui est extrêmement rare au Rwanda, un pays très enclavé,

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où la plupart des gens ne parlent que le kinyarwanda – la langue rwandaise – et quelque pour cent
d’entre eux, plus ou moins bien le français. Richard Mugenzi parle anglais, swahili. Il parle différentes
langues de la région comme le lingala, la principale langue du Zaïre. Il parle certains dialectes de
l’Ouganda. Mugenzi est un polyglotte comme il en existe très peu à cette époque au Rwanda. Je dis
qu’il en existe très peu puisqu’on en connaît un deuxième. La rareté de son talent en a fait l’interprète
officiel du président de la République, Juvénal Habyarimana. En outre, Richard Mugenzi a obtenu un
diplôme de technicien radio lors d’un stage au Cameroun. On le met devant un poste émetteur
récepteur pour essayer de comprendre ce qu’on entend des opérateurs radio du Front patriotique.
Richard Mugenzi comprend qu’il a l’occasion de sauver sa vie. Donc, voilà un homme qu’on va
former à l’espionnage. Il est chargé d’écouter dans toutes les langues possibles ce qui intéresse le
champ de bataille – vu de l’autre côté bien sûr, vu du côté du Front patriotique rwandais, vu du côté
des commerçants, vu du côté de l’Ouganda, etc. – et d’en faire des résumés. Résumés en français (la
langue de l’administration du Rwanda) qui seront envoyés à différents interlocuteurs : les services de
renseignement militaire, les services de renseignement civil, la présidence de la République, le quartier
général de l’armée rwandaise, le quartier général de la gendarmerie rwandaise et, très vite, les
militaires français. Et tout le monde trouve très intéressants ces procès-verbaux d’écoute qui
permettent, lorsqu’on est familier du monde du renseignement – ce que je ne suis pas, même encore
aujourd’hui [sourire] –, d’en tirer des conclusions sur l’état d’esprit de l’ennemi, etc. Même quand on
utilise un langage codé, on finit par comprendre un certain nombre de choses et ça peut avoir un intérêt
stratégique ou tactique.
[14’ 12’’]
Richard Mugenzi, je vous l’ai dit, a une identité pas claire. Je ne vais pas rentrer dans les détails. Si
vous lisez ce livre, vous comprendrez pourquoi un homme qui est Tutsi peut-être catégorisé Hutu. Au
Rwanda, ces catégories hutu et tutsi ne sont pas des races, ce sont des catégories devenues
progressivement socio-politiques. C’est-à-dire que le fait d’être Hutu ou Tutsi peut vous valoir à tout
moment des conséquences, politiques, administratives, sociales, etc., indépendantes de votre volonté.
Si vous avez une carte d’identité marquée « Tutsi », certains travaux vous sont interdits, certaines
fonctions vous sont interdites et, surtout, une lourde méfiance plane sur vous. Cette notion de races ou
d’ethnies – et leurs conséquences socio-politiques – n’est pas exotique. Au moment du génocide au
Rwanda, se déroulent dans l’ex-Yougoslavie une série de guerres civiles où les haines s’enkystent
dans des considérations religieuses, raciales, linguistiques, géographiques, historiques. Faut-il aussi
évoquer l’Ulster, longtemps livrée au choc des protestants et des catholiques. Là, on peut parler
d’ethnies puisque les groupes d’agitateurs se réfèrent à des cultures et des langues différentes. Certains
parlent le gaélique et les autres l’anglais. En Belgique, l’opposition Wallons-Flamands s’apparente
aussi à un conflit ethnique – heureusement larvé. Tous les Rwandais parlent la même langue, le
kinyarwanda. La « différence morphologique » entre les supposées « races » est largement mythique.
Dans les années qui précèdent le génocide, plus de la moitié des filles tutsi épousent des Hutu. Les
mariages « inter-raciaux » devraient balayer toute distinction morphologique, pour autant qu’elle soit
pertinente. Et pourtant… Des amis anglais m’ont dit qu’on arrive à reconnaître un protestant d’un
catholique en Ulster. On reconnaît aussi, souvent, les Tutsi des Hutu au Rwanda, mais il arrive qu’on
se trompe. Comme dans toute société fondée sur un long racisme institutionnel et un système de
quotas, le groupe marginalisé peut développer des marqueurs, imperceptibles aux étrangers. En outre,
bon nombre de Tutsi ont réussi à obtenir par des moyens divers des cartes d’identité avec la mention
Hutu. Cette stratégie exaspère les autorités. Pour Richard Mugenzi, c’est encore mieux puisque son
père a été catégorisé Hutu en raison d’un remariage. Lorsqu’il est suspecté d’appartenir à la catégorie
« Tutsi », on a beau chercher dans les registres de la commune, les autorités ne parviennent pas à
savoir que cet homme pourrait être un Tutsi. Sauf que, comme je vous l’ai dit, il y a un soupçon
récurrent au Rwanda sur un « déguisement ethnique ». Néanmoins, les qualités de polyglotte de
Richard Mugenzi et le fait que, lors d’un voyage à l’étranger, il avait appris la manipulation d’un poste
de radio, font que l’armée rwandaise lui fait progressivement confiance. Dans un endroit secret, un
petit camp au bord du lac Kivu qu’on appelle Butotori, il est installé devant un récepteur radio de type

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militaire, tous les jours, à écouter les messages du Front patriotique, à les transcrire en français.
Pourquoi en français ? D’abord, c’est la langue administrative du pays. Dans l’armée rwandaise, les
ordres sont en français, plus de 90 % des archives de l’administration civile sont en français. Mais
aussi parce que les Français reçoivent ces « comptes rendus d’interception » et il est commode que ça
soit en français. Sauf que, ce qui va se passer – c’est extrêmement intéressant –, c’est que
progressivement, au lieu de seulement se contenter d’intercepter des messages issus plus ou moins du
Front patriotique ou de commerçants de la région, on va demander à Richard Mugenzi de recopier des
faux messages attribués au Front patriotique. Et au fil des années, la proportion des faux messages ne
va cesser d’augmenter. Pour, vers la fin, me dit Richard Mugenzi, représenter de 30 à 40 % des
messages. Je n’ai malheureusement pas retrouvé l’intégralité de ces messages. Richard Mugenzi m’a
dit qu’il en traduisait ou transcrivait environ six par jour, sur un formulaire qu’on appelle
« télégramme » – en fait, ce sont des formulaires destinés à être faxés. Donc, sur près de quatre ans,
Richard Mugenzi a dû produire entre 7 000 et 10 000 messages. Malgré mes recherches au Rwanda, je
n’ai retrouvé que 10 % environ de tous les messages rédigés par Richard Mugenzi ou qui lui sont
attribués. Je cherche toujours. Il se trouve que dans son livre Noires fureurs, Blancs menteurs, Pierre
Péan s’appuie sottement sur certains de ces messages, qui semblent lui avoir été remis par sa
principale source, l’expert en désinformation Michel Robardey, sans imaginer un instant qu’ils aient
été « trafiqués » par le G2 rwandais.
[17’ 50’’]
Pourquoi est-ce que je me suis intéressé à Richard Mugenzi ? Ce n’est pas cette histoire qu’il raconte
devant le Tribunal pénal international. Il ne parle pas des faux messages mais de ce qu’il a entendu,
comme témoin direct, de la bouche des extrémistes hutu, à partir de 1992. Ces derniers commencent à
discuter entre eux du meilleur moyen d’exterminer les Tutsi. Je dis bien 1992, c’est-à-dire deux ans
avant le génocide. Retenez cette date importante. Parce que le génocide est le fruit d’un complot, et
non pas le résultat d’une « colère populaire spontanée » après l’attentat contre l’avion du Président
Habyarimana, attentat aussitôt attribué au Front patriotique par un groupe d’extrémistes hutu relayés
par la RTLM. Il y a là un enjeu moral, mémoriel, historique, politique, philosophique, etc.,
considérable. Si vous analysez sur Internet la propagande négationniste, vous verrez qu’on conteste
que le génocide des Tutsi ait été le résultat d’un complot. La thèse avancée est que les gens se sont mis
en colère en voyant que l’avion de leur Président avait été abattu. Et donc, suite à ce mouvement de
colère, se sont mis à massacrer leurs voisins avec qui ils partageaient de menus services depuis des
années. Dans le génocide, on extermine toute personne « coupable » d’être née Tutsi : hommes,
femmes, enfants, bébés, vieillards grabataires et même les fœtus arraché d’une mère éventrée. Les
tueurs ont investi même des orphelinats, où on ne connaissait évidemment pas les parents des enfants
âgés de parfois un, deux, trois, quatre ans. Enfants qui, forcément, avaient un nez assez mince et une
peau plus claire que les adultes. Les miliciens prétendaient qu’en leur ouvrant la bouche et en
regardant la couleur du palais, ils arrivaient à déterminer qui étaient les Hutu et les Tutsi. Sous le coup
de la prétendue colère, ils ont massacré les femmes d’une façon abominable, notamment en les
empalant vivantes. Ils sont obsédés par le ventre des femmes tutsi. L’horreur dépasse ce qui a été
commis lors de la Shoah par balles. Au Rwanda, on a parfois comparé le génocide des Tutsi au
Rwanda à la Shoah par balles en Europe de l’Est, parce que c’est un génocide populaire, qui se fait au
vu et au su de toute la population, souvent sollicitée à y participer. Mais la question de savoir si ce
génocide est le fruit de la colère populaire ou si c’est le fruit d’une conspiration n’est pas
judiciairement réglée. Voilà pourquoi : lors des principaux procès devant le Tribunal pénal d’Arusha,
l’accusation portait notamment sur « entente en vue de commettre le génocide ». Or, dans aucun des
jugements qui ont été rendus pour des faits commis au début du génocide, les juges n’ont retenu cette
incrimination. Je dis bien dans aucun, notamment pour les pogroms précédant le mois d’avril 1994.
Deux ministres du gouvernement génocidaire – qui s’est mis en place à partir du 9 avril – ont été
condamnés pour entente en vue de commettre le génocide, mais dans l’idée que le génocide a
commencé d’être organisé quand le gouvernement dit des « Sauveurs » [sic] s’est mis en place. Je ne
reviendrai pas sur ce point, car ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Ce qui nous intéresse, c’est de

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savoir si ce génocide était programmé bien avant que l’avion du Président Habyarimana soit abattu.
Or, Richard Mugenzi nous raconte tout ça. Il raconte qu’il entend dès 1992 les principaux extrémistes
de l’armée, de l’ancien parti unique, des miliciens Interahamwe, etc., discuter entre eux de la façon
dont on va exterminer les Tutsi et comment on va s’y prendre. Il documente également le contexte
d’un discours célèbre, qui est prononcé à la fin novembre 1992 par un homme qui s’appelle Léon
Mugesera. Il s’adresse à la foule des paysans dans la région Nord-Ouest du Rwanda – sa région
d’origine, la région de la plupart des extrémistes. Il appelle les paysans à renvoyer les Tutsi « dans leur
pays d’origine » – selon lui l’Ethiopie – en les jetant dans la rivière. Faut-il préciser que cette
allocution est parfaitement documentée : les cassettes de ce discours étaient vendues sur les marchés
de Kigali, dès 1992. Des poursuites judiciaires ont été engagées au Rwanda dès 1992 contre cet
orateur extrémiste, l’amenant à fuir jusqu’au Canada. Richard Mugenzi explique la genèse de pourquoi
ce discours : il est prononcé le lendemain ou le surlendemain d’une réunion de notables extrémistes
dont il a été le témoin direct, où se trouvait ce fameux Léon Mugesera. Au camp Butotori, il a entendu
les extrémistes dire en substance : « il faut exterminer les Tutsi pour régler le problème » (pour les
citations exactes, reportez-vous à mon livre). Voilà ce que dit Richard Mugenzi devant le Tribunal
pénal international, mais il le dit comme « le témoin protégé ZF ». A l’époque de sa longue déposition,
on n’en sait pas plus sur ce mystérieux témoin.
[22’ 42’’]
Je suis de près les travaux du TPIR. Je suis évidemment intéressé à savoir qui est cet homme et à le
rencontrer. J’ai des amis à Arusha, je leur dit : « Ecoutez, ZF me paraît extrêmement intéressant, je
voudrais bien l’entendre, l’interroger, l’interviewer. Donnez-moi son nom, dites-moi comment je peux
le joindre ? ». Là, c’est la première fois de ma vie, où malgré mon insistance, des années durant je me
heurte à un mur. Personne ne veut me renseigner, tellement chacun craint pour sa place. Parce que mes
amis sont employés du Tribunal – je ne vais pas rentrer dans les détails [sourire] –, employés du
Tribunal international, et s’ils me révèlent quoi que ce soit sur un témoin protégé, non seulement ils
perdent leur place mais ils risquent eux-mêmes d’être poursuivis par le Tribunal, peut-être condamnés
à de la prison et à une amende. Personne n’accepte de faire ça. Et donc je me retrouve, malgré tous
mes efforts, incapable de comprendre qui est ce ZF. Curieusement la piste vient de Paris et du juge
Jean-Louis Bruguière, celui-là même qui veut prouver que le FPR a abattu l’avion présidentiel.
Depuis 1998, Jean-Louis Bruguière enquête sur l’attentat contre l’avion d’Habyarimana où sont morts
trois Français : le pilote, le co-pilote et le mécanicien. Il publie sur Internet – ou laisse publier sur
Internet, plutôt – son ordonnance. L’ordonnance, c’est une sorte de résumé de l’enquête, d’exposé des
motifs, justifiant qu’il va lancer des mandats d’arrêt contre toute une série de personnes. Et il cite son
grand témoin, qu’il révèle opérateur radio de Gisenyi, il écrit : « Il s’appelle Richard Mugenzi ».
Miracle. Merci, Jean-Louis Bruguière qui révèle le nom du témoin protégé ZF, nom qu’il n’a pas le
droit de citer. Ses services l’ont interrogé à Arusha. Comme condition, il devait s’engager à respecter
le statut des témoins privilégiés. Cela n’a pas arrêté le bouillonnant Bruguière. En tout cas,
maintenant, j’ai le nom de cet homme. Je sais que ZF s’appelle Richard Mugenzi. Je ne l’ai pas encore
retrouvé. Et je continue à le chercher. Maintenant avec son nom, je cherche partout. Ca me prend trois
ans. Au mois de mai 2009, je finis par découvrir un indice : Richard Mugenzi a été interrogé par les
policiers-enquêteurs du Tribunal pénal international dans une commune du Rwanda, qui s’appelle
Mukaranke – une petite commune qui se trouve à une dizaine de kilomètres de Byumba, alors la villepréfecture du Nord-Ouest du Rwanda. Je me rends dans cette école – il était enseignant à ce moment là
–, je rencontre le nouveau directeur. Sachez qu’au Rwanda, c’est comme en France : le miracle des
téléphones portables. Aujourd’hui, tout le monde possède un téléphone portable. Le directeur appelle
son prédécesseur, demande : « Est-ce que tu connais Richard Mugenzi ? Nous n’en avons trouvé
aucune trace dans mes dossiers ». Le directeur dit : « Ah oui, je me rappelle, il est passé trois mois ici.
Je ne le connais pas mais celui qui nous vend des manuels scolaires d’occasion le connaît ». Donc, il
nous rappelle dix minutes après avec le téléphone du vendeur des manuels scolaires d’occasion qui
dit : « Oui, je sais que son beau-père habite la région ». On lui dit : « Il nous faut le téléphone du beaupère ». On appelle le beau-père. Et puis le beau-père finit par me dire : « Mais oui, Richard Mugenzi !

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Il est rentré au Rwanda il y a trois mois ». Nous sommes au mois de mai 2009. Et il me donne le
numéro de portable de Richard Mugenzi [rires]. A peine rentré à Kigali, j’appelle Richard Mugenzi.
J’ai le rendez-vous l’après-midi même. Il est tout étonné que j’ai réussi à mettre la main sur lui. Et il
me dit… On se rencontre, donc, discrètement, dans un bistrot. D’emblée, il me prévient : « Je ne peux
rien vous révéler des secrets d’Etat que je possède ». Alors, bon, quand on vous dit ça, la partie est
déjà gagnée [rires]. A la deuxième réunion, la veille de mon départ pour la France, il me révèle ses
secrets.
[27’ 05’’]
Il me révèle surtout quelque chose d’extraordinaire : c’est que, s’il apparaît dans la procédure
Bruguière, c’est que, pour le juge Bruguière, il est un des témoins les plus importants de l’attentat
contre l’avion du Président Habyarimana, le 6 avril 1994. Attentat qui sert de déclencheur au
génocide. Le juge Bruguière l’a interrogé, ou plutôt l’a fait interroger par des policiers de la Division
nationale anti-terroriste (DNAT), qui est l’organisme de police judiciaire rattaché au juge. A Arusha,
les policiers lui ont fait dire que le 7 avril, douze heures après l’attentat, à huit heures et demie du
matin – l’attentat a eu lieu le mercredi, la veille, à huit heures et demie du soir –, il avait intercepté un
message du Front patriotique qui revendiquait l’attentat contre l’avion. Quand vous êtes juge, vous
cherchez les auteurs d’un attentat, quand vous avez la revendication, on va dire que la preuve est faite.
C’est un petit peu comme, malheureusement, la revendication d’Al-Qaïda pour le Maghreb islamique
contre nos deux malheureux otages il y a quelques jours. Quand l’attentat est revendiqué, on tient la
piste, on a l’essentiel. Et quand j’interroge Richard Mugenzi, en face de moi, sur ses prétendues
interceptions – qui m’étonnent parce que le texte est tellement bizarre, ça correspond si peu à ce qu’on
sait du discours du Front patriotique, du discours du moment, etc. –, il me dit : « Mais je n’ai jamais
intercepté ces messages ! On m’a tendu un brouillon. Le colonel Nsengiyumva, l’adjoint de Bagosora,
m’a tendu un brouillon et me l’a fait réécrire, comme on le faisait très souvent ! ». Tout d’un coup,
mes yeux se dessillent, comme on dit dans l’ancien testament : je m’aperçois que tout ça est une
gigantesque manipulation. Pour répondre à la question qui avait été posée tout à l’heure, j’ai quand
même en face de moi un espion. Quel crédit est-ce qu’on peut faire à quelqu’un qui vous dit qu’il s’est
prêté à une gigantesque manipulation ? Après cette révélation, je rentre en France – mon avion était
prévu le lendemain – me promettant de me plonger dans tout ce qui est accessible comme manuels sur
l’espionnage, etc., pour comprendre comment ça fonctionne. Et surtout pour relire le livre de Gabriel
Périès et David Servenay Une guerre noire, qui raconte comment les militaires français organisaient la
guerre au Rwanda. Et notamment ce qu’on appelle la guerre psychologique, c’est-à-dire la
manipulation des opinions publiques. Et je découvre que ce que me dit Richard Mugenzi correspond à
peu près à ce que j’ai pu lire par ailleurs sur le fait qu’une grande partie de ce qu’on appelle
l’espionnage, c’est de la désinformation. Ce n’est pas tellement de savoir ce que pense l’autre, c’est de
lui faire croire que les choses sont différentes de ce qu’elles sont. Richard Mugenzi, si on lui fait
transcrire, douze heures après l’attentat, un faux message de revendication de l’attentat, ça ouvre toute
une série de questions : pourquoi est-ce que, si peu de temps heures après un attentat, on est déjà à
distribuer des fausses pièces, des faux indices, qui conduisent peut-être à une fausse piste ? Je me
demande, évidemment, comment mieux documenter ce qui est vrai et ce qui est peut-être faux de ce
que me dit Richard Mugenzi. Parce que, normalement, dans ce métier de journaliste, il faut plusieurs
sources pour avancer une quasi-certitude. La norme, c’est trois témoignages convergents. Mais deux,
ce serait déjà mieux qu’un.
[30’ 44’’]
J’avais découvert dans les déclarations de Richard Mugenzi au TPIR quelque chose de très étrange.
Dans son témoignage, il accablait Bagosora et Nsengiyumva – les deux principaux accusés de ce
procès « Militaires I » –, qui étaient ses employeurs. Un mot du contre-interrogatoire dans les procès
du TPIR : ça se passe comme aux Etats-Unis, c’est-à-dire, comme ce que vous voyez dans des films
américains. C’est l’accusation et la défense qui font le procès, le juge étant là un peu comme un

7/23

arbitre, pour rappeler les règles de procédure, mais l’instruction se fait à l’audience. Or les colonels
Bagosora et Nsengiyumva se défendaient mollement. Alors qu’il s’agit de brutes, des coriaces qui
mentent effrontément, etc. Et ils laissent Richard Mugenzi les accabler ! Ils ne se défendent quasiment
pas, dans la partie publique des audiences, à laquelle vous comme moi, tout le monde peut avoir accès
sur Internet. Je pense : « C’est quand même bizarre, Mugenzi les accuse d’avoir préparé le génocide
deux ans avant, ils ne se défendent pas ». En même temps, me revenait le fait que le Tribunal pénal
international pour le Rwanda s’est interdit de parler de l’attentat du 6 avril 94. Je ne vais pas rentrer
dans les détails de cette anomalie, mais c’est comme ça. Le Tribunal considère que ça ne rentre pas
dans ses attributions d’investiguer sur cet attentat. Donc on ne parle pas de l’attentat. Je me demande :
« Si Richard Mugenzi a effectivement reçu des messages d’interception du FPR revendiquant
l’attentat, pourquoi, lors du contre-interrogatoire, aussi bien le colonel Bagosora que le colonel
Nsengiyumva – qui eux, ils ne s’interdisent rien du tout dans leur défense –, pourquoi ils ne se mettent
pas à hurler : “Mais parlez-nous, Monsieur Mugenzi, de la revendication du FPR !”. Pourquoi est-ce
qu’ils n’en parlent pas, alors que ça conforterait tellement leur thèse et leur défense ? ». Puisque leur
défense, c’est de dire : « On n’y est pour rien. Le génocide, c’est la colère populaire spontanée. On a
essayé de faire quelque chose pour arranger ça. On a rencontré Monsieur Kouchner qui est venu
chercher des orphelins, on a cherché à l’aider, on n’a rien pu faire d’autre ». Voilà ce que dit Bagosora.
Alors pourquoi il ne s’est pas mis à hurler, ou son avocat : « Mais dites à Monsieur Mugenzi, cette
histoire de revendication de l’attentat ! ». Pas un mot. C’est déjà bizarre. Ensuite, j’ai découvert que
l’homme qui a recruté Richard Mugenzi – ce ne sont pas les deux personnes dont je viens de vous
parler –, c’est le colonel qui commande la brigade de gendarmerie de Gisenyi. Et qui s’appelle le
colonel Bizimana. Lors de mon voyage suivant, je finis par avoir accès à Bizimana qui purge une
peine de détention à vie au Rwanda. Je l’interroge dans le bureau de l’Auditorat militaire, toujours
avec ma petite caméra – parce que, moi aussi, je mets ma caméra quand je pense qu’il faut garder des
traces. Et, évidemment, je n’interroge pas d’emblée Bizimana sur Mugenzi. Je commence par
l’interroger généralement, je le mets en confiance, je lui dis qu’il m’a l’air sympathique. Enfin, tout ce
qu’on dit dans ces cas-là pour créer un climat de confiance avec son interlocuteur, même si je n’ai
aucune sympathie pour cet homme qui a été condamné pour des pogroms de Tutsi. Et puis comme ça,
en passant, je lui dis : « Au fait, j’ai entendu dire que vous aviez recruté l’espion radio Mugenzi ? ».
« – Ah, il me dit, ne me parlez pas de Mugenzi. C’est vrai que c’est moi qui l’ai recruté mais la
catastrophe avec lui, c’est que, dans ses transcriptions en français, il faisait plein de fautes
d’orthographe ! ». Formidable ! Il ne sait pas que j’enquête sur Mugenzi, mon livre n’est pas paru puis
je ne vais pas le crier sur les toits. Il commence par me dire : « Richard Mugenzi faisait plein de fautes
d’orthographe ! ». Je retourne voir Richard Mugenzi, je lui dis : « Au fait, je n’ai pas vu vos
télégrammes – enfin, j’en ai vu trois ou quatre –, c’est vrai que vous faisiez plein de fautes
d’orthographe ? ». Il me dit : « Ah oui, parce que quand je devais transcrire en français, en temps réel,
des messages que j’entendais en langue d’Ouganda, en swahili, etc., je faisais plein de fautes
d’orthographe. Il me dit : « Oui, mais, quand je recopiais un brouillon qu’on m’avait donné, je ne
faisais pas de faute ». Ça a l’air tout bête, mais j’ai publié dans ce livre, à la fin du livre, les quatre
télégrammes manuscrits de soi-disant revendication de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana et il
n’y a pas de faute d’orthographe. Ce sont des originaux, je les ai trouvés dans les archives du Tribunal
pénal international. J’estime que c’est un argument solide pour penser que la version de Mugenzi, qui
est quand même le premier concerné pour savoir si ces télégrammes sont des vrais ou sont des faux,
est relativement documentée.
[35’ 24’’]
Je cherche d’autres témoins de tous ces faits et j’en trouve à foison. Notamment dans l’enquête
Bruguière, parce que le juge Bruguière a interrogé toute une série de gens pour documenter son
enquête. Il y a quelque chose comme 6 ou 7 000 pages dans l’enquête Bruguière – plus même, je crois
que c’est plutôt 10 000 ou 11 000. Il a interrogé toute une série de militaires français qui étaient au
Rwanda à cette époque. Et spontanément, ces militaires français lui parlent de Richard Mugenzi. Ils
citent son nom – eux, ils n’ont pas besoin de ne pas citer son nom, ils le connaissaient – et ils disent ce

8/23

qu’il faisait : qu’il était espion radio, etc. Ils ne disent pas qu’il faisait de la désinformation. Ils ne
disent pas qu’ils l’ont formé à la désinformation, mais ils en font l’éloge. Donc, voilà encore des
témoins de crédibilité de Richard Mugenzi. On nous a dit tout à l’heure que, il y a quelques années, on
a sorti, comme d’un prestidigitateur de son chapeau, un homme du nom d’Abdul Ruzibiza, qui a été
interrogé par le juge Bruguière – qui a été plus ou moins, disons, pris en charge par deux universitaires
français – et qui a raconté que c’est lui qui a commis l’attentat, avec les gens du FPR. Vous entendez
bien : voilà un homme qui dans le bureau du juge Bruguière, s’accuse d’un attentat qui a conduit à la
mort de 800 000 à 1 000 000 de personnes. Sans compter les trois Français de l’avion. Je vous rassure
tout de suite, Bruguière ne lui a pas demandé la légion d’honneur. Mais je vous inquiète en vous disant
qu’il l’a laissé sortir libre de son bureau ! Et partir à l’étranger. Ce Ruzibiza là, il sort de nulle part.
Personne ne le connaissait avant. Après, si on le connaît, c’est parce que des journalistes l’ont
interrogé et qu’il a dit : « Tout ce que j’ai raconté, c’était des menteries. C’était faux. Tout ce que j’ai
dit au juge Bruguière était faux ». Puis après, il est revenu sur ses déclarations pour faire une nouvelle
version. Puis enfin, juste avant de mourir au mois de juin dernier, il a présenté une troisième version
en disant que son livre était une imposture peut-être, parce qu’il avait mis à la première personne ce
que d’autres lui avaient raconté. Bon. Le lieutenant – enfin « lieutenant » entre guillemets – Abdul
Ruzibiza semble aujourd’hui être ce qu’il aurait dû toujours être considéré comme, c’est-à-dire un
mythomane, un provocateur, voire un homme instrumentalisé pour orienter l’enquête dans un certain
sens. Alors que Richard Mugenzi – l’homme que j’ai identifié –, a parlé au Tribunal pénal
international, il a déposé pendant cinq jours, il a été entendu pendant trois jours en contreinterrogatoire par les avocats des accusés, qui jamais ne le mettent en contradiction avec ses
déclarations. Il est documenté par plusieurs militaires français de haut rang qui sont tous aujourd’hui
généraux, qui en disent le plus grand bien. Il est documenté par le colonel de gendarmerie Bizimana,
génocidaire, qui raconte les conditions dans lesquelles il l’a recruté et qui confirme ce que me dit
Richard Mugenzi. Et il a été entendu par le juge Trévidic au mois de septembre dernier, au Rwanda, de
15 h 30 jusqu’à 23 h 30 – ça a été le plus long interrogatoire qu’a mené le juge Trévidic,
personnellement. Je sais que Richard Mugenzi a confirmé tout ce qui allait paraître dans le livre
quinze jours plus tard. J’ai attendu que l’interrogatoire ait lieu pour publier le livre. Je pense que
Trévidic est un bon juge. Il sait mieux que son prédécesseur comment les gens disent la vérité ou
mentent. Jusqu’ici, personne n’a apporté le moindre élément pouvant faire penser que ce que dit
Richard Mugenzi est faux. Donc, nous avons ici un grand témoin, un Insider. Je ne prétends pas que ça
suffit pour documenter cette incrimination fondamentale : « entente en vue de commettre le
génocide ». Je dis seulement que le Tribunal pénal international a mal fait son travail, qu’il a toujours
apporté un témoin par-ci, un témoin par-là qui parle d’une entente en vue de commettre le génocide
mais n’a jamais mis en perspective tous ces témoignages pour documenter qu’il y avait au Rwanda en
quelque sorte une mafia politico-militaire qui avait décidé d’un projet d’extermination des Tutsi,
depuis bien avant 1994. Ce projet se greffait lui-même sur une idéologie anti-tutsi qui datait de la fin
des années cinquante pour faire court – je vous renvoie à tous les livres, notamment les excellents
ouvrages de Jean-Pierre Chrétien, pour mieux comprendre ce processus.
[40’ 03’’]
Voilà, j’ai été un petit peu long, je m’en excuse. Il faut évidemment se référer à mon livre pour rentrer
dans les détails de toute cette histoire et d’autres aspects de la préparation du génocide qui sont
parfaitement documentés par Richard Mugenzi. Par exemple, lorsque le colonel Bagosora, en
décembre 1992, déclare à Arusha – il représente le Président Habyarimana aux négociations de paix
avec le Front patriotique –, il est énervé, il déclare à la cantonade : « Je rentre à Kigali préparer
l’Apocalypse ! ». Depuis, il prétend qu’il n’a pas dit tout à fait ça. Il a dit qu’il rentrait à Kigali parce
qu’il avait peur qu’il y ait une Apocalypse [rires]. Sauf que, vous verrez dans mon livre ce qu’en
raconte Richard Mugenzi et ce qu’en racontent d’autres. Il y a aussi d’autres témoins au Tribunal pénal
international qui ont documenté les réunions dont nous parle Richard Mugenzi, notamment un témoin
qui s’appelle DCH. C’était un grand chef Interahamwe de Kigali. Il est malheureusement décédé il y a
trois ans, avant que je ne réussisse à l’interroger. Mais ce qu’il a dit, en audience publique, au Tribunal

9/23

pénal international, est parfaitement cohérent avec les déclarations de Richard Mugenzi. Il parle lui
aussi de la fameuse réunion de Butotori. Je mets également Richard Mugenzi en corrélation avec toute
une série d’autres déclarations. J’ajoute, enfin, que toutes les questions que je pose à Richard Mugenzi
– en ordre chronologique pour essayer d’agiter ses propres neurones, parce qu’avec les témoins
rwandais, ce n’est pas toujours facile de remettre l’histoire sous une forme chronologique – renvoient
à une série d’expertises, de documents, de citations qui sont, à mon avis, cohérents avec ce que déclare
celui que j’appelle un « grand témoin ». Je vous remercie [applaudissements du public].
[41’ 57’’]
II. – DISCUSSION
Pascal Bianchini : On va laisser la parole à la salle, s’il y a des questions ?
[42’ 03’’]
Un premier intervenant [il s’agit vraisemblablement de Jean-Luc Galabert] : Tu as parlé de l’enjeu
de la reconnaissance, pardon, de la non-reconnaissance de l’entente en vue de commettre le génocide,
au TPIR. Est-ce qu’à partir des nouveaux éléments, là, on peut espérer qu’en justice, cela puisse être…
Une personne dans le public : On n’entend rien ! Plus fort, s’il vous plaît !
Jean-François Dupaquier : Je vais répéter la question, parce que je parle dans le bon sens et puis je
parle plus fort [sourire]. La question c’est de savoir si, avec ce genre de témoignage, on peut, disons,
améliorer – allez, on va parler familièrement – le « rendement » du TPIR [sourire]. Non,
malheureusement pas, parce que le procès de Théoneste Bagosora, qui était le procès le plus important
sur l’incrimination de l’entente en vue de commettre le génocide, s’est achevé en première instance et
que le juge qui a rédigé l’arrêt, le juge Erik Mose, qui est un juge admirable – vous savez, parfois, on
n’a pas forcément une haute opinion des magistrats, notamment de ceux qui sont à Arusha, qui ne sont
pas tous des phénix, mais il y en a quand même –, je vous invite à lire ce jugement rendu par le juge
Erik Mose. Il a mis un an à l’écrire ! Il fait presque 1 000 pages en français ! C’est un monument de
sérieux, de qualité, de protection de la présomption d’innocence, etc. Il ne dit pas qu’il n’y a pas eu
d’entente en vue de commettre le génocide, il n’a pas écrit ça. Il ne dit pas ça, comme Pierre Péan le
prétend abusivement. Il dit que l’incrimination « entente en vue de commettre le génocide » n’a pas
été suffisamment documentée. C’est-à-dire qu’il trouve que les éléments, mis au regard de
l’incrimination, ne sont pas suffisants pour lever « le doute raisonnable » qui doit profiter à l’accusé. Il
n’écrit pas, je le répète, qu’il n’y a pas eu d’entente en vue de commettre le génocide. Il écrit
simplement que, pour qu’il valide l’incrimination « entente en vue de commettre le génocide », il
aurait fallu que le service du procureur apporte beaucoup plus d’éléments. Et, quand on dit beaucoup
plus d’éléments, ça veut dire beaucoup plus de témoignages. Parce que le génocide au Rwanda,
comme la solution finale des nazis, vous le savez, ne peut pas être documenté – ou quasiment à la
marge seulement – par des documents écrits, mais essentiellement par des témoignages. Ce sont les
agents d’exécution, à tous les niveaux, du niveau le plus élevé au niveau le plus bas, qui peuvent
raconter, permettre de reconstituer le génocide. Et il a manqué de suffisamment de témoins comme
Richard Mugenzi, et peut-être suffisamment d’énergie aussi, au service du procureur et aux équipes
d’enquêteurs qui se trouvent à Kigali, pour apporter un faisceau suffisamment étoffé et cohérent qui
aurait permis d’aboutir à une condamnation pour entente en vue de commettre le génocide. Vous avez
raison de poser la question parce que c’est la brèche dans laquelle s’engouffrent les négationnistes. Le
travail d’enquête a été terriblement insuffisant et cette insuffisance semble définitivement obérer le
chef d’accusation « entente en vue de commettre le génocide ».
[45’ 15’’]

10/23

Jean-Pierre Chrétien : Un point à propos de cette question, pour que la discussion aille jusqu’au
bout. Il ne faut quand même pas oublier que le mandat du TPIR défini par le Conseil de sécurité, dans
le cadre d’une délibération qui mériterait d’être mieux connue et mieux analysée pour voir les acteurs
de cette décision, est fixé au 1er janvier 1994. Et que dans plusieurs cas, ce qu’avaient prouvé les
enquêtes a été rejeté parce que n’entrant pas dans le mandat. Or, prétendre que la préparation du
génocide commence au 1er janvier 94, c’est une sorte d’option absurde.
Jean-François Dupaquier : Heureusement que Jean-Pierre Chrétien nous le rappelle, c’est très
important. On sait, sans en avoir la preuve écrite, que les représentants du gouvernement français à
l’ONU ont fait pression pour que le mandat du Tribunal pénal international ne commence pas avant le
1er janvier 1994. Je ne dis pas qu’ils voulaient empêcher qu’on documente « entente en vue de
commettre le génocide ». Je pense plutôt qu’ils ne voulaient pas que l’on cite le rôle de l’armée
française au Rwanda qui a quitté ce pays au plus tard le 31 décembre 1993 pour laisser aux Casques
bleus une mission d’interposition. A partir du moment où le mandat du Tribunal pénal international
commençait le 1er janvier 94, on ne pouvait pas mettre en cause les militaires français. Mais l’effet
pervers de cette mesure – on va dire pour faire gentil « catégorielle » –, c’est que le Tribunal a les plus
grandes difficultés à instruire des faits qui se sont passés avant le 1er janvier 94. Pour le faire, il doit
prouver qu’il y a une continuité réelle d’une action qui aurait commencé avant et qui s’achèverait
après le 1er janvier 1994. Et, dans l’expertise menée avec Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda,
dans ce qu’on appelle le « Procès des médias » – c’est-à-dire le procès de Ferdinand Nahimana,
fondateur de la RTLM, d’Hassan Ngeze, directeur de Kangura, etc. –, une grande partie de notre
expertise a été rejetée en appel parce qu’elle concernait des faits qui s’étaient produits avant le 1 er
janvier 94. Le résultat, par exemple, c’est que, Ferdinand Nahimana, le fondateur de la RTLM qui
avait été condamné à perpétuité en première instance, en appel, sa peine a été réduite à 35 ans. Et ça
change beaucoup de choses. Cette histoire de délais d’instruction a des effets lourds sur les jugements
eux-mêmes, parce que ça a quelque part coupé les ailes de l’accusation pour documenter l’entente en
vue de commettre le génocide. Et les faits que raconte Richard Mugenzi, que je reproduis dans ce
livre, les faits de 1992, sont très difficile – je ne dis pas que c’est impossible, je dis : « sont très
difficile » – à introduire devant un Tribunal qui ne doit pas s’intéresser à ce qui se passe avant le
1er janvier 1994.
[48’ 16’’]
Un intervenant : Pourquoi ?
Jean-François Dupaquier : Pour les raison que je vous ai expliqué : c’est-à-dire que le Tribunal,
normalement, n’a pas le droit de se servir comme incrimination de faits commis avant le 1er janvier 94.
Le même intervenant : J’ai deux petites questions, justement, à ce propos. Vous dites, comme JeanPierre Chrétien, comme beaucoup d’auteurs, qu’en fait, c’est complètement absurde de vouloir
circonscrire l’histoire du génocide simplement à 1994. Tout le monde connaît les faits depuis 1990,
depuis 1959 et même avant. Mais enfin principalement sur les quatre dernières années avant le
génocide. Sur cette première question, comment vous situez la place de votre expertise, justement dans
toutes les recherches – comme celles de Monsieur Chrétien, comme celles de Monsieur Morel, comme
celles de Monsieur Farnel – dans ce qui constitue, en fait, une forme de reconstitution de plusieurs
historiens qui donnent des éléments qu’on peut recouper ?
Jean-François Dupaquier : Je vous ferai une réponse à plusieurs étages. Je ne suis pas ici un militant,
je suis un journaliste. Je fais mon travail de journaliste sur le génocide. Je ne crois pas que les autres
personnes que vous avez cité soient toutes des journalistes, ni toutes des historiens, etc., mais certains
sont de véritables militants. On ne travaille pas dans le même registre, avec les mêmes méthodes,
même si on est tous – en principe – attiré par la vérité. Il y a des méthodes critiques qui permettent de
rejeter des témoignages manifestement insuffisants si on veut documenter une entente en vue de

11/23

commettre le génocide. Ce n’est pas parce que quelqu’un lève le doigt et dit : « Je détiens un
témoignage qui va documenter “entente en vue de commettre le génocide” », qu’on doit forcément le
croire. Ce n’est pas parce qu’il y a quelqu’un qui dit : « J’ai vu les militaires français exterminer les
Tutsi de Bisesero », que je vais forcément le croire. J’espère être assez précis là-dessus pour vous dire
qu’il n’y a pas une sorte de cause commune qui éliminerait les points de méthodologie différents, les
revendications de recherche de vérité différentes, des moyens de travailler qui sont différents, des
accès à des sources documentaires qui sont différents. Moi, je parle pour Jean-François Dupaquier,
auteur de l’interview de Richard Mugenzi. Ou je parle de Jean-François Dupaquier comme journaliste
ayant travaillé pour le « Procès des médias », avec d’autres, à Arusha. Je ne fais pas forcément
miennes toutes les accusations qui sont portées par les uns et par les autres. Par exemple, au Rwanda,
il y a eu des commissions qui ont travaillé sur le génocide : la commission Mucyo, la commission
Mutsinzi, etc. Souvent, elles apportent des témoignages extrêmement intéressants. Parfois, on peut
critiquer la méthode, critiquer le résultat, etc. Si on veut être crédible, il faut conserver un regard
critique, analyser les sources, être tout le temps vigilant sur la crédibilité des sources. Ça me paraît
absolument fondamental. Donc, ne nous disons pas que l’objectif de prouver l’entente en vue de
commettre le génocide permet tout. Pas du tout, au contraire. Il faut se montrer extrêmement
rigoureux. Qu’est-ce qui est critiquable ? Les gens qui écrivent des milliers de pages sur le Rwanda et
qui se répandent dans les radios et les télés et qui n’y ont jamais mis les pieds, qui n’y connaissent
rien. Voilà, c’est ça le problème. Essayons de parler des sujets que l’on connaît, avec les méthodes que
l’on pratique, des méthodes qui ont fait leurs preuves.
[51’ 52’’]
Un autre intervenant [il s’agit vraisemblablement de Jean-Pierre Cosse] : J’ai lu avec intérêt votre
livre. Ce que j’ai bien apprécié, c’est que, en même temps qu’il y a ce témoignage original de Richard
Mugenzi, vous avez greffé toute une série de propos d’historiens – les meilleurs, quoi : Alison Des
Forges, Chrétien, Prunier – et puis aussi des choses qu’on ne connaissait pas, des analyses du TPIR
aussi, et d’autres sources également. Moi, je trouve que c’est une contribution courageuse et très
positive à la connaissance. Je suis un lecteur, donc qui cherche la vérité aussi, et aussi un militant.
Donc, il y a trois éléments que je mettrai particulièrement en valeur : d’abord, j’avais constaté, avec
regret, que le livre Une guerre noire de Périès et Servenay n’avait pas été, quand même, très apprécié
par un certain nombre d’auteurs, enfin d’historiens, notamment Prunier, je crois. Et puis la revue…,
également La Nuit rwandaise avait été assez critique. Donc, ce qui m’a beaucoup plu, c’est que, ce que
dit Mugenzi confirme – même concrétise – les données de Périès et Servenay : la guerre
psychologique, l’auto-mobilisation populaire, toutes les articulations des… On en trouve vraiment la
concrétisation. Le deuxième point, ce que je n’avais pas bien perçu en lisant un certain nombre
d’ouvrages, c’est combien un génocide s’accompagne de désinformation. Et ça, c’est sidérant. Vous
avez évoqué le témoignage tout à l’heure sur Mugesera, l’un des extrémistes hutu, qui dit en même
temps que – en plus de ce que vous avez dit – il faut se débarrasser des Tutsi. Mais il faut se
débarrasser des Tutsi, pourquoi ? Parce que les Tutsi préparent une extermination des Hutu ! Et ça, ils
l’ont martelé, ils l’ont enfoncé dans la tête des gens ! C’est pour ça que c’est populaire, aussi. Ça,
vraiment, c’est clair dans votre livre. Troisième point, vous transgressez quand même un tabou : la
complicité française, une complicité profonde. Osez dire que les militaires français sont au courant des
trucages de Bagosora, par l’intermédiaire de Mugenzi, c’est… L’armée française est sacrée, en France.
Comment allons-nous engager ce débat ? La forme du bouquin, aussi : je l’ai trouvé vraiment
intéressante. Il y a deux lectures que j’ai trouvées. D’abord, c’est une chronologie, donc il y a un
mouvement. Ça se lit presque comme un roman ! Il y a des surprises, c’est émouvant ! Mais c’est
terrifiant ! En même temps, vous êtes drôlement dur avec l’interlocuteur, acharné parfois…
Jean-François Dupaquier : [Rires].
Le même intervenant poursuit : Coriace. Il y a un combat…

12/23

Jean-François Dupaquier : Oui.
Le même intervenant : Mais c’est lui qui garde toujours la maîtrise de la situation. C’est ce que j’ai
trouvé.
Jean-François Dupaquier : Je vous remercie parce que vous avez lu très attentivement le livre…
Le même intervenant : Oui, mais il y a un problème…
Jean-François Dupaquier : Vous savez…, quelquefois on dit : « Le livre est plus ou moins bien
écrit ». La première chose, c’est que…
[56’ 12’’]
Le même intervenant : Attendez ! Je n’ai pas fini ! Il y a un problème : où trouver votre livre ? Si
CAURI n’avait pas, aujourd’hui, provoqué cette réunion, vous ne le trouviez pas dans une seule
librairie de Bordeaux. Il n’est pas dans la grande librairie de Mollat. Excusez, pour… Et il y a le livre
de Jean-Pierre Chrétien mais on ne connaît pas Jean-François Dupaquier, chez Mollat. L’historienne
qui, enfin… A Paris, parce que j’avais besoin de lire le livre assez vite – il est quand même sorti en
septembre –, à Paris,…ça fait bien quatre mois, j’ai fait une dizaine de librairies, il n’y est pas non
plus, on ne connaît pas Karthala ! Mais pourquoi est-ce que Jean-Pierre Chrétien, et vous-même, vous
sortez les livres uniquement dans une maison d’édition pour universitaires ? Quel est le public que
vous cherchez Monsieur Dupaquier ?
Jean-François Dupaquier : Ca fait beaucoup de questions. Premièrement, vous avez parlé de
courage. Je vous dirai que l’homme courageux, c’est Richard Mugenzi. Ce n’est pas moi. Il a
manifesté une intelligence et un courage extraordinaires pour survivre. On lui reproche de n’avoir pas
sauvé le moindre Tutsi. Je lui ai dit : « Mais quand vous alliez vous confesser auprès du curé de
Gisenyi, vous ne vous lui avez pas dit de fuir, avec tout ce qui allait se passer ? Vous vous rappelez
que vous m’avez dit qu’il a été enterré vivant ? Vous auriez peut-être pu lui dire : “Fuyez, fuyez mon
Père, vous allez être assassiné avec les autres !” ». Richard Mugenzi me répond : « Mais tout le monde
savait qu’il y aurait le génocide, et en même temps, tout le monde refusait de le penser ». Comme pour
d’autres génocides, on constatait une sorte de phénomène de sidération au Rwanda qui touchait tout le
monde, sans exception ! Je suis bien placé pour en parler. J’avais écrit dans L’Evénement du Jeudi, en
1990, quand le FPR a attaqué, que le régime Habyarimana voulait liquider les Tutsi. J’avais été le
témoin de deux commencements de génocide au Burundi en 1972. Ça marque. Puis comme j’étais le
seul à annoncer le pire, je me suis mis à douter de mon analyse. Je me disais : « J’ai dû me tromper, ce
n’est pas possible, ils ne feront pas une horreur pareille ! ». Ceci pour dire qu’on finit tous par être
frappé par cette espèce de refus, de sidération : « Non ! On ne peut pas en arriver là, c’est un
cauchemar, ce n’est qu’un cauchemar. Réveillons-nous ! ». J’ai été frappé par le courage de Richard
Mugenzi. Il est courageux parce qu’il a été menacé, jusqu’à aujourd’hui. Il a dû être protégé. J’ai dû
intervenir auprès du gouvernement rwandais, il y a quelques mois encore, pour dire : « Faites
attention, il y a des gens qui lui profèrent des menaces dans la rue, etc., il risque d’être assassiné ». En
fait, ce qui a sauvé Richard Mugenzi, c’est le livre. Il l’a très bien compris dès le début. Parce qu’une
fois qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire, le tuer aujourd’hui ce serait apporter un coup de tampon
marqué « certifié conforme à la vérité ». Les génocidaires ont plus intérêt aujourd’hui à ne plus
s’occuper de lui, plutôt qu’à continuer à fantasmer de liquider ce témoin gênant. Puisque ce témoin
gênant a dit ce qu’il avait à dire. Je réponds à la question qui laisse supposer que je rudoie verbalement
le témoin. Voici un témoin qui ne cherche pas à faire plaisir. Parfois, il ne me dit pas ce que j’attends.
Et parfois il m’en dit beaucoup plus ! Quand j’ai demandé, par exemple, à Richard Mugenzi : « Vous
avez entendu parler de cette déclaration de Bagosora : “Je rentre à Kigali préparer l’Apocalypse !” ».
Ça faisait partie des 1 100 questions que j’avais préparées. Je précise que, pour faire ce livre,
l’essentiel, ça n’a pas été d’interroger Mugenzi, ça été de me replonger dans toutes mes archives pour

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préparer plus d’un millier de questions. Et donc, j’avais les questions sous les yeux puis je
l’interrogeais. Et je m’étais dit : « Ah, là, cette histoire d’Apocalypse, sans doute il saura rien mais je
vais quand même lui demander l’histoire de l’Apocalypse ». Mugenzi me fait une réponse hallucinante
que je vous laisse découvrir dans le livre. Parce qu’elle est criante de vérité ! Vous savez tout à l’heure
je disais : « Les journalistes, il faut trois sources, etc. ». Peut-être, mais parfois, on vous dit un truc,
c’est tellement criant de vérité, pfou…, que ça vous assomme ! Ce qu’il m’a dit sur l’histoire de
l’Apocalypse, je m’attendais à tout sauf à ça, je dois le dire [sourire]. Et c’était évident ! La réponse
qu’il me fait est évidente : c’est que presque personne ne savait ce que voulait dire le mot Apocalypse
au Rwanda. Lui qui a été un ancien séminariste le savait. Il me raconte tout ça, en détail, je vous laisse
le découvrir. J’ai oublié une partie de vos questions, je vais revenir à l’histoire de l’éditeur. C’est
vrai…
Le même intervenant reprend : Le problème, c’est d’avoir accès au livre !
Jean-François Dupaquier : Oui, bien sûr…
[01 h 00’ 31’’]
Le même intervenant : Vous voyez ! Un exemple : j’étais à une librairie de Gibert, c’était trois mois
après la sortie du livre de Jean-Pierre Chrétien sur le discours de Dakar de Sarkozy…, et qui a aussi
d’autres auteurs. Le livre était sur une étagère, mais complètement abandonné. Et, en plus, bon, il faut
quand même lier ça à ce que la presse verrouille ! Sud-Ouest, je n’ai pas vu…, n’a pas fait paraître
l’annonce du rendez-vous de cet après-midi. On a beaucoup de difficultés, et les journaux de gauche
particulièrement !
Jean-François Dupaquier : On a beaucoup de difficultés à faire parler de l’Afrique dans la presse
française d’une façon normale, c’est-à-dire pas d’une façon fantasmée. Je rends hommage à l’éditeur
Karthala. C’est une petite maison d’édition. Jean-Pierre Chrétien la connaît beaucoup mieux que moi.
Robert Ageneau, qui s’est investi corps et âme dans cette petite maison d’édition, accepte de diffuser
beaucoup de livres qu’il a beaucoup de mal à vendre. D’abord parce qu’il n’a pas beaucoup de
financements pour ça. Il n’a pas vraiment un réseau, il n’a pas de démarcheurs, de représentants et tout
ça. Mais quand j’ai commencé à penser à ce livre, j’ai d’abord interrogé d’autres éditeurs. Ça ne les
intéressait pas, tout simplement. Aussi, je rends hommage à Robert Ageneau.
Le même intervenant : Vous vous êtes adressé à qui ?
Jean-François Dupaquier : Je ne vais pas vous le dire parce que ce sont des gens respectables mais
qui n’ont pas voulu prendre de risque. Ils m’ont dit : « Un livre de 350 pages d’interview, ça ne nous
intéresse pas parce que c’est trop difficile à lire. Ce n’est pas très populaire, ce n’est pas d’un accès
aisé, il y a beaucoup de notes en bas de page », et tout ça. Ils n’aiment pas ça. En général, un éditeur,
déjà, il n’aime pas les notes en bas de page, les Footnotes. Il faut le savoir. Parce que ça rend la lecture
plus compliquée, plus fatigante. Ce n’est pas un roman de plage. En plus, ce n’est pas gai. Ce n’est pas
un truc qu’il faut lire le soir. Je vous recommande de le lire plutôt le matin, si vous le voulez bien
[rires], si vous avez envie de le lire. Mais, bon, vous posez un vrai problème ! En même temps, les
éditions Karthala, quand vous voyez leur phénoménal catalogue ! On se met à genoux. On dit :
« Merci, Robert Ageneau, vous mériteriez d’être sanctifié pour tout ce que vous faites ». Si vous
publiez en anglais, et que vous prenez la précaution de demander à un éditeur ce qu’on appelle un hard
back – c’est-à-dire une couverture rigide –, le livre, à peine sorti de l’imprimerie, vous avez 3 000
bulletins de souscriptions d’universités américaines et anglo-saxonnes, d’office ! Et ça change tout. En
France, il faudrait que les bibliothèques publiques aient un programme d’acquisitions qui soutienne
aussi l’édition spécialisée ou savante.
[01 h 04’ 10’’]

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Le même intervenant reprend: Moi, je me suis adressé aux bibliothèques, notamment à la
bibliothèque municipale : ils n’avaient pas l’enquête parlementaire, il y a trois ans. Mais on est très
bien accueilli. Et ils ont commandé beaucoup de livres importants. Et, là, par exemple, pour ce qui est
de vos livres, Jean-Pierre Chrétien et le vôtre, on ne peut pas le trouver maintenant parce qu’il est sorti
trop tard, en septembre. Mais il sera commandé, donc. Et je crois qu’il faudrait que ceux qui
apprécient le livre et qui veulent vraiment faire avancer la vérité, demandent aux bibliothèques de leur
ville de prendre ces livres et de les faire venir. Et il n’y aura pas, je pense, d’opposition.
Jean-François Dupaquier : Il y a aussi les médias écrits. Beaucoup sont au bord de la faillite, y
compris de grands quotidiens de référence. Et ils n’ont même pas les moyens de financer les voyages
de leurs journalistes dans les pays lointains. Je connais un grand quotidien où le journaliste qui écrit
sur le Rwanda, une fois tous les quinze jours ou une fois par mois, n’a jamais mis les pieds au
Rwanda. Sauf avec Sarkozy, pendant trois heures, lors de son voyage en février dernier. Ce n’est pas
possible ! On ne peut pas écrire des bons articles sur un pays où on n’a même pas mis les pieds. Enfin,
où on n’a pas vraiment enquêté. Mais, ce n’est pas la faute de ce journaliste, même si on peut
éventuellement lui reprocher telle ou telle chose. C’est la faute d’une société qui a laissé agoniser les
médias. Et surtout les quotidiens.
[01 h 06’ 17’’]
Un autre intervenant : Est-ce qu’en Belgique, par exemple, on s’intéresse également à ce qui s’est
passé au Rwanda et est-ce qu’on se pose le même genre de questions que nous nous posons ?
Jean-François Dupaquier : On ne se pose pas du tout le même genre de questions. La responsabilité
des politiques ou militaires français ? Mais il n’y a qu’en France qu’on se pose des questions ! En
Belgique, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, ceux qui s’intéressent au Rwanda ont déjà les
réponses. On baigne dans un débat franco-français parce qu’on possède en France un dernier clergé
qui s’appelle l’armée française, qui ne fait jamais d’erreur ! On a en France une armée qui dispose de
plusieurs centaines d’attachés de presse et qui a un budget de communication équivalent à des dizaines
de millions d’euros ! Quand on s’appelle Paris Match, qu’on veut faire un reportage sur les forces
spéciales, c’est le tapis rouge ! On ne paye rien. Mais quand on est un simple auteur qui veut dire autre
chose sur le Rwanda que ce que raconte l’armée française, on n’a rien du tout. Les journalistes
accrédités au ministère de la Défense sont soigneusement choisis pour devenir les représentants du
lobby militaire dans leur média. Aussi, la désinformation sur le rôle de l’armée française est
permanente. Je vous rappelle que, pour le centenaire de l’affaire Dreyfus, l’armée française a refusé
qu’on érige la statue du capitaine Dreyfus dans la cour de l’Ecole militaire où il avait été dégradé. Un
siècle après ! Et alors que Charles Hernu, qui était un franc-maçon notoire – donc qui avait la culture
de l’affaire Dreyfus –, était ministre de la Défense. Lui aussi s’est incliné ! L’armée française peine à
reconnaître ses erreurs. Elle se veut infaillible. Pour le Rwanda, si ça prenait un siècle, ce serait mieux
que l’affaire Dreyfus, qui n’est toujours pas soldée [rires].
[01 h 08’ 04’’]
Un autre intervenant : Oui, j’ai deux questions. La première, c’est juste l’histoire de certifier
l’honnêteté du témoignage de Monsieur Mugenzi. Est-ce que vous avez des détails sur ce qu’il fait, à
présent, au Rwanda et, finalement, la certitude que ce n’est pas quelqu’un qui peut être instrumentalisé
par Paul Kagame, par le gouvernement rwandais ?
Jean-François Dupaquier : C’est forcément une question que l’on doit se poser dès le départ. Qui
doit nous hanter jusqu’à la fin. Et je n’aurai jamais de réponse définitive. Il faut se méfier de la naïveté
et en même temps de l’excès de méfiance. La naïveté, ça consiste à croire que tout ce que les gens
vous disent est vrai. L’excès de méfiance consiste à croire que tout ce que vous disent les gens est
faux. Une voie moyenne, critique, est indispensable. Il se trouve que, en France particulièrement, il y a

15/23

une campagne de diabolisation du FPR qui en fait les rois du mensonge. Vous savez, comme dit Pierre
Péan : « La race la plus menteuse sous le soleil », etc. Tout ça est une fumisterie, mais ça finit par faire
croire que tous ceux qui ne pensent pas comme Monsieur Péan sont tous des menteurs et font tous
partie plus ou moins de la race la plus menteuse sous le soleil. Quand j’ai retrouvé Richard Mugenzi, il
était au chômage. Il est toujours témoin protégé, c’est-à-dire que, quand il est rentré au Rwanda, la
deuxième fois qu’il est rentré au Rwanda – parce que vous verrez qu’il a fait une première tentative
d’y rentrer après le génocide, que sa femme et son enfant ont été empoisonnés par des voisins hutu.
C’était après le génocide, sous la « diabolique dictature » du Président Kagame. Tout ça pour vous
dire que ça ne se passe pas au Rwanda comme ceux qui n’y ont jamais mis les pieds le racontent. Il a
donc fui à nouveau le Rwanda, il s’est retrouvé à l’ONU comme témoin pendant dix ans. Quand il est
rentré au Rwanda et que je l’ai retrouvé, il était depuis trois mois au chômage. Il avait un seul
costume. Il ne mangeait pas à sa faim. Il n’avait même pas de montre. Je l’ai dit au juge Trévidic qui
m’a interrogé : je lui ai offert ma montre et je lui ai donné 200 euros, parce qu’il n’avait pas de quoi
manger. Donc, vous voyez que ça n’était pas l’espèce de « diable instrumentalisé » par un régime
encore plus diabolique que lui, pour faire prévaloir une certaine vérité. Il a retrouvé après des mois de
recherches un travail où il est en quelque sorte gestionnaire du stock dans une société qui vend des
paraboles, des instruments de communication. C’était un petit peu son métier avant. Voilà, il gère le
stock, c’est tout. Ce n’est pas un métier mal payé ni un métier bien payé. C’est un métier tout à fait
normal pour quelqu’un qui avait des compétences en langue et en communication, en radio, etc. Je n’ai
pas eu affaire à quelqu’un qui a été nommé sénateur et qui vit de ses rentes. Pas du tout [sourire]. C’est
quelqu’un qui est vraiment un homme normal, je vous l’ai dit. Il a réussi à survivre. D’abord il a été un
frère mariste. Ça l’a beaucoup aidé, ça lui a apporté une philosophie de la vie pour passer à travers des
choses abominables. Ça l’a aidé aussi à mieux connaître la langue française. Je vais vous donner un
exemple que j’ai cité dans le livre : j’essayais de comprendre ce qui se passait chez les extrémistes
hutu au cours de la journée de l’attentat, le 6 avril 1994, l’avion ayant été abattu le soir. Il me parle du
colonel Nsengiyumva et il en avait déjà un petit peu parlé devant le TPIR. Donc, j’essayais d’en savoir
plus. Je lui dis : « Mais, comment il était ? ». Et il me dit : « Il n’était pas dans son assiette ». Ça a l’air
de rien, mais je ne connais pas grand monde au Rwanda qui connaisse l’expression : « Il n’était pas
dans son assiette ». Un témoin qui possède la finesse de la langue est très précieux. Parce ce que,
quand on possède « la boîte à outils » de la langue, on peut restituer l’histoire dans tous ses détails.
Dire : « Il n’était pas dans son assiette », ça dit juste ce que ça doit dire. Il ne dit pas : « Oui, je sentais
qu’il nous préparait un mauvais coup ». Non, il dit seulement : « Il n’était pas dans son assiette ». Je
trouve que c’est d’une grande qualité et d’une grande vérité en même temps. Parce qu’il ne va pas audelà de ce qu’il perçoit. Et il sait le dire. Je crois que c’est très utile. Et ça fait partie aussi des raisons
pour lesquelles j’ai confiance dans son témoignage. Alors, je n’ai pas eu confiance dans tout ce qu’il
m’a dit. Il y a quelques histoires qu’il m’a racontées, notamment sur les missiles, que je n’aimais pas.
Vous allez me dire pourquoi je n’aimais pas ? Parce qu’il faisait parler un mort. Deuxièmement, je
n’avais aucun moyen de sourcer autrement ce qu’il me racontait sur l’origine des missiles qui ont
abattu l’avion. Et puis, troisièmement, j’ai 64 ans, je suis journaliste depuis plus de quarante ans, ça
développe l’instinct de vérité. On se dit : « Non. Non, non. Là, il me raconte des histoires ». Donc,
quand j’ai senti qu’il me racontait des histoires, je ne l’ai pas mis dans le livre. Quel intérêt de le
mettre dans le livre si je ne le « sentais pas » ? Chaque fois qu’il me disait quelque chose que je ne
« sentais pas », je ne l’ai pas mis dans le livre, voilà [sourire].
[01 h 13’ 28’’]
Pascal Bianchini : Bien…
Le même intervenant que précédemment poursuit : J’ai une deuxième question…
Pascal Bianchini : Allez-y. J’allais parler, mais [rires]…
Le même intervenant poursuit : Ah, bon…

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Pascal Bianchini : Non, non, mais… [rires]. S’il y a quelqu’un qui veut parler, allez-y.
Le même intervenant poursuit : Alors, la deuxième question, en fait, c’était par rapport à quelque
chose que vous avez dit au départ, qui m’a un peu interpellé. Vous parlez du rôle des militaires
français jusque fin 93, si je ne me trompe. Est-ce que c’est quelque chose qui va à l’encontre d’une
certaine thèse aussi qui dit que l’opération Turquoise a aidé le gouvernement génocidaire et les milices
Interahamwe à partir du Rwanda pour envahir la RDC ?
Jean-François Dupaquier : Je préfère ne pas aborder cette question et vous avez compris, même si ça
choque certains militants [sourire]. Non, Mugenzi n’a pas vu grand-chose de l’opération Turquoise.
Par contre, il témoigne sur la présence de Paul Barril et de ses mercenaires au Rwanda, pendant le
génocide. Et il dit ce qu’il a vu. Vous le lirez dans le livre, si ça vous intéresse. Il n’en dit pas
énormément mais je trouve que ce qu’il dit – justement, parce qu’il n’en dit pas énormément – est sans
doute légitime et vraisemblable, et en tout cas intéressant.
[01 h 14’ 30’’]
Pascal Bianchini : Alors, il y a des choses… Justement, je voulais parler de ça. Il est quand même
accusateur… C’est quelqu’un qui accuse encore plus, il me semble, que ce qu’on avait déjà pu lire par
ailleurs sur les complicités françaises. D’abord parce qu’il y a ce rôle spécifique des Français qui le
forment, à un moment donné, dans ce travail d’espion. Il raconte qu’il a même été formé par les
Français, que les Français sont au courant de ses manipulations, de ce qu’il appelle « les bobard »s. Et
puis il dit aussi que les officiers français sont souvent proches des officiers les plus extrémistes. Il
raconte qu’il les a vus tout le temps ensemble. Bon, et puis il y a Barril : il raconte que Barril, il l’a
croisé. Et il raconte aussi jusqu’à après – après, lorsque les ex-FAR vont se réfugier au Zaïre –, il
raconte que la coopération française continue. Donc tout ça quand même, il le dit. Il n’y a que Barril
dont il parle…, il cite à un moment le nom. Tout ce qui est militaire français, il n’y a aucun nom qui
apparaît. Alors, à un moment donné, on se pose la question : comment quelqu’un qui semble avoir une
mémoire éléphantesque… Pour ce qui est des militaires français, on se demande s’il n’y a pas une
prudence qui fait que, il évite de citer des noms…
Jean-François Dupaquier : C’est exactement ce que j’ai pensé. Quand il n’a pas été capable de me
donner le nom d’un seul militaire français, je lui ai demandé s’il n’avait pas peur. Il m’a dit que non
mais, moi, j’ai pensé qu’il avait peur, qu’il n’osait pas donner le nom des militaires français…
Certaines personnes du public : Oui. Bien sûr.
Jean-François Dupaquier : Parce que, sincèrement, la seule fois où je suis sûr qu’il ne m’a pas dit la
vérité, c’est quand j’ai demandé les noms des militaires français. Il a été incapable de me les donner.
Là, je comprends qu’il est en-dessous de ce qu’il pourrait dire. Pour Barril, vous en saurez beaucoup
plus si vous lisez – ou si vous avez déjà lu – ce numéro de XXI [il montre au public le n° 10 de la
revue XXI] qui est paru au printemps 2010. Le rôle de Barril pendant le génocide est une question que
les Français devraient se poser. J’ai oublié de répondre, Monsieur, tout à l’heure, à la question
concernant le livre de Gabriel Périès et David Servenay Une guerre noire. J’ai assisté à une conférence
négationniste qui se donnait au Sénat, malheureusement, et j’ai vu les militaires français rendre
hommage à ce livre parce qu’ils avaient l’impression qu’on avait dit exactement les choses. Ils ont
reconnu qu’ils ont pratiqué – ce jour-là, ils reconnaissaient devant moi, devant toute l’assistance –,
qu’ils ont pratiqué au Rwanda les méthodes qui avaient cours pendant la guerre d’Algérie. On n’est
pas rentré dans les détails parce que ça aurait sans doute été trop dur et là, peut-être qu’ils n’auraient
pas été unanimes sur une question plus précise des méthodes pratiquées au Rwanda. Mais le livre Une
guerre noire est reconnu par les militaires français, comme j’ai pu le constater, comme un livre qui
rend vraiment compte de la philosophie des militaires français au Rwanda, à cette époque-là. Et sur le
rôle des militaires français, je voudrais dire une petite chose qui me paraît importante : il ne faut pas

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être excessif concernant les militaires français et, parfois, je pense que le rapport Mucyo a été un peu
excessif. Il y a eu des viols qui ont été commis par les militaires français. Personnellement, j’en ai
documenté un. Je ne l’ai jamais publié nulle part mais j’ai un cas très précis qui a été parfaitement
documenté : une fille qui a été violée à coups de poignard à côté du « Kigali Night », une boîte de nuit
appartenant au fils Habyarimana, et qui en est morte à Kigali. Je connais la date. L’enquête a été
menée par des gendarmes français – ce qu’on appelle la prévôté militaire –, à l’époque, à Kigali. Les
deux militaires violeurs ont été rapatriés en France et le procureur de Draguignan a refusé de les
poursuivre. Bon, voilà, ça c’est une histoire vraie. Je vous dis qu’elle est vraie parce que je l’ai
vérifiée, personnellement. Elle est, d’ailleurs, légèrement abordée dans le livre de Pierre Péan. C’est le
seul moment intéressant de son livre et, disons, où il fait preuve d’un peu d’humanité. Ce ne sont pas
des militaires français qui ont fait le génocide. Je crois que c’est important de le rappeler parce que,
malheureusement, on constate quelques excès de formulations militantes. Je pense que vous
comprenez ce que je veux dire. Ce génocide n’est pas fabriqué en France. Il est fabriqué au Rwanda
avec l’aide de militaires français qui ne peuvent pas ignorer ce qui se prépare. Dire ça ça, ce n’est pas
déclarer les militaires français responsables du génocide. Il faut éviter les accusations infondées et les
excès parce que ça dessert la vérité. Il faut rester sur les rails de la recherche de la vérité et ne pas
croire quelque chose parce que ça nous fait plaisir, parce que ça accablerait l’armée française. Je
trouve que, quand on creuse, on trouve déjà suffisamment de choses qui accablent l’armée française
pour ne pas avoir à en inventer. C’est tout [sourire].
[01 h 19’ 13’’]
Un autre intervenant [il s’agit vraisemblablement de Jean-Pierre Cosse] : Et, vous dites aussi que
c’est un secteur de l’armée française, ce n’est pas l’armée française.
Jean-François Dupaquier : Ce n’est pas toute l’armée française, loin s’en faut. Des militaires
français ont dénoncé ce qui se passait au Rwanda et ils ont été rapatriés en France. Plusieurs sont dans
ce cas. J’en ai interrogé un. C’est un général, il s’appelle le général Varret. Il a dénoncé ce qui se
passait dans la gendarmerie rwandaise alors qu’il était chargé de superviser la coopération des
gendarmes français au Rwanda. Il a fait arrêter la coopération avec la garde présidentielle. Je l’ai
appelé au téléphone, il y a quelques mois, et il m’a répondu : « Monsieur, je suis encore de la réserve,
je ne peux donc pas vous répondre ». Je lui ai dit : « Mon général, il y a beaucoup d’autres officiers
français qui se répandent dans des thèses qui n’étaient pas les vôtres et qui, eux, ne sont pas gênés
pour le faire ». Apparemment, quand on est militaire français et qu’on est encore soit d’active soit dans
la réserve – et ça dure longtemps la réserve –, si on n’est pas d’accord avec ce que fait l’armée
française au Rwanda, on n’a pas le droit de parler. Par contre, si on pense qu’il n’y a pas eu de
génocide, on peut publier des livres sous son nom, avec son grade.
Pascal Bianchini : Oui, ça c’est vrai.
Jean-François Dupaquier : Voilà, c’est toute la différence. On peut demander au ministre de la
Défense actuel pourquoi [rires].
Le même intervenant que précédemment reprend : Ils ne sont pas quand même très nombreux
ceux qui reconnaissent que…
Jean-François Dupaquier : Non.
Le même intervenant : Vous connaissez le film de Tasma, Opération turquoise…
Jean-François Dupaquier : Oui.
Le même intervenant : Il n’a pas été reconnu par le ministère de la Défense. Ils n’ont pas voulu le…

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Jean-François Dupaquier : Chaque fois que je rencontre un auditoire comme celui d’aujourd’hui, je
répète la même chose : il y a eu 4 000 militaires français qui sont passés au Rwanda par le jeu des
« tournantes » d’OPEX. Parce que, quand on était au Rwanda, on avait double paie et ça comptait
aussi le double pour la retraite. C’est-à-dire que, par exemple, quelqu’un qui a été aussi officier
pendant trois ans au Rwanda, il touche une retraite très confortable aujourd’hui [sourire]. Des
militaires français qui ont servi au Rwanda, vous en connaissez tous ici : interrogez autour de vous,
vos collègues de bureau, dans votre famille ! Trouvez des militaires français qui ont été au Rwanda,
qui sont aujourd’hui à la retraite et qui veulent parler. Ou qui accepteraient de parler ! Ça dépend de
vous ! Moi, je cherche depuis des années. Ce n’est pas possible que, sur 4 000 militaires français qui
ont été au Rwanda, qu’il n’y en ait pas, disons 200, qui parlent. C’est la proportion de résistants
pendant la deuxième guerre mondiale [sourire]. Donc on serait à peu près dans les normes. Vous avez
le gendarme qui parle dans la revue XXI – qui s’appelle Thierry Prungnaud –, grâce à qui on a sauvé
quand même 800 Tutsi à Bisesero. Il a été vomi par la gendarmerie française, depuis. Il n’a pas eu le
grade qu’il espérait, il ne rencontre plus ses copains ! Je vous rappelle que c’est quand même lui qui a
abattu trois des terroristes islamistes dans le Boeing d’Air France de Marignane le 24 décembre 1994.
C’était un héros national à la fin de l’année 94. Il a osé dire ce qu’il avait vu au Rwanda, il a été vomi.
Et ça fait peur aux autres ! Les militaires français qui voudraient parler du Rwanda, ils savent qu’ils
vont en prendre « plein la figure ». C’est-à-dire qu’ils perdront des amis, qu’ils ne seront plus invités
aux cercles militaires, etc. Et apparemment, pour eux, ça compte beaucoup.
[01 h 22’ 54’’]
Pascal Bianchini : D’autres questions, peut-être ?
Jean-Pierre Chrétien : Tout à l’heure on s’interrogeait sur les problèmes de la diffusion. Oh, il y a
des problèmes techniques, il y a des problèmes financiers. Je pense qu’il y a un problème culturel sur
l’Afrique, que nous connaissons tous, qui fait que, malgré tout – enfin, je le répète assez souvent,
notamment à propos du discours de Dakar, mais pas seulement –, il y a toujours dans le subconscient
cet autre continent qui n’est pas tout à fait de l’humanité habituelle. Il y a toujours de l’exotisme. On le
sent apparaître très vite dans les articles, etc. Et alors, ça, ça représente un frein parce que, pour parler
d’une question africaine, on va inviter des gens qui peuvent être très respectables d’ailleurs – au
niveau artistique, culturel, journalistique, etc. – ou on va chercher des gens qui font des révélations
parce que l’Afrique est mystérieuse. Donc, il faut des révélations. Le travail critique, descriptif,
analytique, d’histoire, de la science-politique, de la sociologie, etc., on dirait que, là, ça ne marche pas
tout à fait. Vous savez [sourire], je répète aussi ça parfois, j’ai fait du latin jadis. Il y a la fameuse
phrase de Pline l’Ancien : « Semper aliquid novi ex Africa ». Ça veut dire : « Il y a toujours quelque
chose d’inouï qui nous vient d’Afrique ». Bon, c’est dans un autre contexte. L’Afrique des Romains,
c’était la Tunisie [rires dans l’assistance]. Mais enfin, il y a toujours cette idée que, là-bas, c’est
étrange. Sous-entendu : on peut dire n’importe quoi, on révèle ! On révèle, voilà. Alors quand,
platement, on fait son métier le plus clairement possible – je dis « platement », c’est-à-dire on le fait
comme si on le faisait en Auvergne, ou en Bavière, ou n’importe où – à ce moment-là, on se dit que
c’est compliqué. C’est compliqué si on travaille sur l’Afrique banalement comme dirait Achille
Mbembe, « la banalité de l’Afrique ». Alors, je crois que, ça, c’est un gros problème de freinage. Si
bien que, [que] font les médias ? Ils cherchent les stars. Vous avez un exemple, récemment, au festival
sur la décolonisation à Pessac – festival du film d’histoire consacré à la décolonisation. Il y a au
Centre d’études d’Afrique noire de Bordeaux une série de spécialistes de différentes disciplines qui
ont travaillé sur des problèmes de décolonisation. Pratiquement, aucun n’a été invité. Il y a au Centre
d’études des mondes africains de Paris – que je connais aussi, parce que c’est de là que je viens, même
si j’habite ici –, il y a aussi plusieurs spécialistes. Il y en a un, à la retraite, je crois – oui, il est à la
retraite sûrement –, qui a été invité. Mais c’est un problème. Qui on a invité ? D’autres personnes, dont
des stars…
Certaines personnes du public : Dont Péan… Péan [rires].

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Jean-Pierre Chrétien : Des stars. Je ne vais pas donner de noms. Des stars, très connues, qui
apparemment attirent le monde. Mais du coup, il se crée une espèce de gérontocratie [rires dans
l’assistance] puisque l’on cherche des vieux africanistes qui viennent raconter leurs souvenirs, leurs
mémoires, leurs révélations. Pourtant il y a des jeunes chercheurs, nombreux ! Et qui peuvent dire des
choses très intéressantes ! Alors, là, on a un problème chez nous. Je ne crois pas qu’aux Etats-Unis, ça
soit la même chose. Moi, je ne fais pas partie des gens qui disent à tout prix : « Tout est bien en
Amérique, mieux qu’en Europe ». Mais, en fait, il faut constater qu’on a un problème ! Peut-être,
d’ailleurs, que dans d’autres pays d’Europe, ça marche. Donc, je voulais simplement dire ça : cette
espèce de blocage culturel sur l’Afrique qu’il faut arriver à casser, voilà. Alors, le livre…, vous avez
dit l’Afrique de Sarkozy, il a été assez bien diffusé. Mais ça n’a pas atteint des chiffres astronomiques.
Et, je le disais autrefois, chez Mollat, j’allais un jour vérifier s’il était là. On l’avait rangé dans la
« Politique française » parce qu’il y avait le nom de Sarkozy. Donc, du coup, les gens qui
s’intéressaient à l’Afrique, évidemment, ne le trouvaient pas. Enfin, si vous voulez entendre
m’exprimer avec cette émotion, je vous renvoie le 25 janvier sur « 5/7 boulevard » où on m’a fait le
plaisir et l’honneur de m’inviter. Alors j’espère que j’arriverai à faire passer mon message sur France
Inter [rires].
[01 h 27’ 18’’]
Pascal Bianchini : Il y a peut-être encore des gens qui souhaiteraient intervenir ? Qui sont restés pour
l’instant sur la réserve [rires]. Oui ?
Une intervenante [il s’agit vraisemblablement d’Adélaïde Mukantabana] : Oui. Ça devient
mystérieux quand on parle de l’Afrique. Et, quand on parle du Rwanda, en France, ça devient quoi,
pour vous ? Ce que vous ressentez dans le milieu ? Je vais revenir sur le livre. La chronologie de votre
interview m’a vraiment frappée. Il y a ce que dit Richard Mugenzi et il y a ce qu’il ne dit pas. Ou ce
qu’il refusait de dire. Je veux dire par rapport à la formation. Moi, je me suis posée la question en
lisant le livre : « Ce gars, il a eu au moins deux mois de formation avec des gens, des Français.
D’accord, on peut ne pas s’intéresser aux noms français mais quand on est Rwandais, on sait dire
Jean-François, on sait dire Jean-Pierre, on sait dire des prénoms parce qu’on porte les mêmes. Mais
lui, il ne dit pas un mot sur ces militaires qui l’ont formé pendant un certain temps ». Ça, ça m’a
inquiété quand même. Est-ce que vous avez ressenti une volonté de se protéger – il est en danger ? –,
de se cacher. Je n’ai pas compris. Après, il y a le mot qu’il utilise souvent, « les bobards ». Alors là,
ces bobards, ça va vous faire rire, parce ce que…, ça va vraiment vous toucher : parce que ces bobards,
je les ai vécus, je les ai lus, je les ai entendus à la radio. Ce qui m’a frappée, c’est que, ce qu’il raconte
là, je l’entendais sur la radio, je le lisais dans les journaux. Donc, le travail qu’a fait Richard Mugenzi
se rapportait à tous les Rwandais. On a subi son boulot. Et, je ne sais pas, quand vous lui posiez des
questions, quand il vous dit que c’était des bobards, qu’est-ce que ça vous faisait comme effet en tant
que Français ? Moi, ça m’a fait ça, je les entendus, je les ai vécus. Donc, il y avait la mission de
donner le moral à l’armée d’Habyarimana qui n’était pas très motivée pour la guerre, pour combattre.
Parce qu’en même temps, il faut vraiment avouer qu’ils ne savaient pas pourquoi ils se battaient. Et, il
y a aussi la manipulation de la population hutu qui, aussi, ne savait pas pourquoi on lui demandait
d’aller voir son voisin, son voisin avec qui il partageait la misère – parce que c’était la misère dans les
campagnes au Rwanda : il n’y a pas d’autres richesses que les patates et les bananes –, pourquoi on lui
demandait d’aller s’en prendre à son voisin avec qui il partage le quotidien ? Il y avait cette question,
mais la fin des fins vous montre qu’ils ont réussi. Qu’est-ce que…, encore une fois, qu’est-ce que ça
vous fait ces bobards qui arrivent à une tragédie, quand même ? Et puis je vais venir à Arusha. On a vu
le film, il n’y a pas longtemps, le film D’Arusha à Arusha. Il y avait quelques militants qui y étaient.
Bagosora revient souvent sur la date du 12 avril. Qu’est-ce que vous savez de cette date ? Pourquoi
est-ce que Bagosora affirme que le génocide, pour lui, les grands massacres, ils ont commencé
vraiment le 12 avril ? Alors qu’on sait bien que le 7, ça avait commencé. Les barrières étaient à Kigali,
on massacrait les familles et tout ça. Et puis sur les anomalies – ça va peut-être vous faire beaucoup de
choses, mais en même temps ce n’est pas très important – sur les anomalies du Tribunal, là. Vous avez

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dit qu’ils ont mis un mandat à partir du 1er janvier – c’est Jean-Pierre Chrétien qui l’a dit – à partir du
1er janvier 94. J’aimerais vraiment que vous reveniez sur ça parce que, dans mon intuition, je me dis
que c’est la demande de l’Etat français pour ne pas qu’on questionne Noroît, l’opération Noroît. Parce
que ça, Noroît, ils ne l’auraient pas imaginé.
Jean-François Dupaquier : Bien sûr.
[01 h 31’ 44’’]
La même intervenante poursuit : Et, ensuite, il y a deux personnes, qui ont été à Arusha, qui ont été
innocentées : le ministre du Transport, André Ntagerura, il a été innocenté. Imaginez-vous ! Un gars
qui a donné les camions de l’Etat pour ramasser les corps, pour transporter les cadavres… C’est lui qui
gérait le transport de la milice et tout ça. Il est innocent. Le préfet de Cyangugu. C’est le Tribunal
d’Arusha qui l’a dit : le préfet de Cyangugu, qui a massacré les gens sur le stade de Gatwaro, il est
innocent. Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?
Jean-François Dupaquier : Je vais commencer par la dernière question. Le TPIR ne délivre pas des
brevets d’innocence. On ne peut pas forcément dire que ces gens sont innocentés. Ils ne sont pas
reconnus coupables, parce que l’accusation n’a pas documenté, de façon suffisamment précise, les
incriminations. Il ne faut pas s’en prendre au Tribunal ! Comme je l’ai dit tout à l’heure, il s’agit d’une
procédure de type anglo-saxon où le juge est un arbitre entre les arguments de l’accusation – les
preuves, les indices, les témoins de l’accusation – et les arguments de la défense – les témoins de la
défense, les indices de la défense, etc. Le juge a un rôle relativement réduit. Il est là pour organiser les
débats mais, à la fin, il fait un peu le bilan sur les deux plateaux de la balance : qu’est-ce que
l’accusation a amené ? Est-ce que ça suffit pour prononcer un verdict de culpabilité ? Ca n’a rien à
voir avec « l’intime conviction » qui a cours dans les prétoires français. Dans certains cas, le travail
qui a été mené par les enquêteurs du Tribunal pénal international a été lamentable ! Je le dis parce que
je l’ai vu, à Kigali… Il faut savoir que c’est à Kigali que se trouve le bureau des enquêteurs du
Tribunal. Parce qu’ils enquêtent au Rwanda. On m’a cité le cas d’un enquêteur qui, dans toute son
année, avait interrogé deux personnes et chacun des interrogatoires représentait un feuillet et demi. Il
faut savoir que le Tribunal pénal international pour le Rwanda, c’est l’émanation de l’ONU et qu’il
subit les pesanteurs de l’ONU. Certains recrutements sont pratiquement imposés par le « politiquent
correct » onusien. J’ai vu, par exemple dans le « Procès des médias », qu’on a fini par recruter un
policier du Zimbabwe. Il faisait la police de la circulation au Zimbabwe. Il est devenu enquêteur à
Kigali. Il ne parlait pas un mot de français alors qu’une grande partie de la documentation était en
français. Son salaire a connu une accélération fulgurante puisque, comme enquêteur, il percevait au
moins 4 500 dollars, plus le logement remboursé, plus les per diem de 100 dollars par jour, etc. Donc,
il devait commencer par apprendre le français puis il devait tout apprendre parce qu’il n’était pas
formé pour enquêter sur des universitaires comme Ferdinand Nahimana et d’autres ! Comme JeanBosco Barayagwiza qui était dans le même procès. Ca, c’est vraiment scandaleux. C’est se moquer du
monde de saucissonner les embauches au Tribunal parce qu’on doit recruter un Zimbabwéen. Donc,
on va demander au gouvernement du Zimbabwe de désigner un copain du Président, ou quelqu’un
comme ça. Pourtant, les procureurs ont une marge de manœuvre. Mais s’ils veulent être reconduits
dans leur fonction, ou même monter dans la hiérarchie, ils doivent se résigner à la gestion aberrante du
personnel, au manque de performance de certains. De beaucoup. Voilà la vérité ! Et si les services du
procureur n’ont pas fait leur travail, l’accusation s’effondre au moment du verdict. On a vu des gens
innocentés contre toute raison. Mais on a vu aussi des accusés innocentés, à mon avis, pour des raisons
normales. Le général Kabiligi, par exemple. Il était en Egypte au moment de l’attentat et du
commencement du génocide. Il arrive au Rwanda un mois après le début du génocide, il fait la guerre.
Dans les audiences du procès Bagosora, je n’ai rien vu qui justifiait que Kabiligi ne soit pas déclaré
non-coupable à la fin du jugement. Des incriminations erronées, ça existe aussi. Et dans un Tribunal,
lorsque des accusés sont déclarés non-coupables, ça crédibilise aussi le Tribunal. Mais dans d’autres

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cas, c’est seulement une preuve d’incompétence au niveau des investigations, au niveau de
l’instruction en quelque sorte. Je réponds ici à la première question.
[01 h 36’ 00’’]
Maintenant, la question du 12 avril. Il y a une thèse qui veut que le génocide commence le 12 avril.
Selon cette thèse, c’est le gouvernement, qu’on appelle génocidaire – c’est-à-dire le gouvernement
intérimaire, celui qui est mis en place après qu’on ait exécuté la Première ministre, le président de la
Cour suprême et d’autres – qui organise l’extermination des Tutsi. C’est notamment la thèse de
Bagosora. C’est malheureusement la thèse d’un universitaire français renommé, qui se répand dans les
médias sur sa soi-disant compétence sur le génocide. Alors que c’est totalement faux ! Des dizaines de
milliers de Tutsi ont été exterminés entre le 7 et le 12 avril. Ils ont été exterminés pourquoi ? Au nom
de quoi ? Ce sont des morts sans importance ou des morts qu’on devrait camoufler ? Ça n’a pas de
sens ! Le génocide commence, et Mugenzi le montre très bien – il n’est pas le seul à le dire –, dans la
nuit du 6 au 7 avril, c’est-à-dire dans les heures qui suivent l’attentat contre l’avion. Le 7 avril au
matin, il n’y a pratiquement plus un Tutsi encore vivant dans le centre de Gisenyi – je ne dis pas dans
toute l’agglomération de Rubavu –, dans le centre de Gisenyi, il n’y en a plus un de vivant. Ce n’est
quand même pas l’effet du hasard ! Et ce n’est pas avant le génocide, c’est bien le génocide qui
commence à ce moment-là !
[01 h 37’ 18’’]
La question sur le génocide, ce que l’évocation du mot génocide suscite dans le public français ? Il
faut comprendre qu’on ne peut pas mobiliser sur le long terme l’opinion publique française dans le
deuil et dans le sentiment de culpabilité. C’est déjà difficile au Rwanda et ça pose un tas de problèmes
aujourd’hui. En France, ça ne me paraît pas possible, compte tenu aussi d’une campagne effrénée de
négationnisme depuis la « Mission Quilès ». Quand la « Mission Quilès » s’est réunie, c’est parce
qu’il y avait une demande de l’opinion publique française, notamment à la suite des articles de Patrick
de Saint-Exupéry dans Le Figaro, qui s’interrogeait sur le rôle des militaires français et qui apportait
des informations plus que dérangeantes. Après le rapport de la « Mission Quilès », on voit une espèce
de travail de sape permanent d’un certain nombre de négationnistes, qui à mon avis – je regrette de
devoir le constater – ont largement retourné l’opinion française. Aujourd’hui, ceux qui réclament la
vérité sur le rôle de Paris au Rwanda sont plutôt sur la défensive que dans l’offensive. Pour un tas de
raisons, y compris des évènements qui se déroulent dans l’ancien Zaïre, etc. Tout ça pèse sur les
consciences. Les gens finissent par avoir envie de se dire : « C’est des histoires d’Africains, ça ne nous
regarde pas ». Voilà, cette envie de « passer à autre chose », de se déculpabiliser, ça existe aussi. Ça
fait partie du système médiatique et du fait qu’aujourd’hui, l’information est d’abord un bien de
consommation et qu’au journal de 20 heures, plus que de l’information, on sert une certaine soupe
idéologique de la bien-pensance, de l’esprit tranquille. Et il y a cette espèce de campagne effrénée
menée par l’armée française depuis tant d’années pour son auto-sacralisation. Ils ne sont même plus
sur les conclusions de la « Mission Quilès ». C’est : le « double génocide ». C’est : « L’armée
française n’a rien fait », « On a sauvé des gens », etc. Je crois que j’ai peut-être oublié une ou deux
questions…
[01 h 39’ 47’’]
Certains membres du public : Les bobards ?
Jean-François Dupaquier : Oui, les bobards. Richard Mugenzi montre que la campagne de
désinformation, qu’on le charge de relayer, a des conséquences dans les médias. Mais, lui, il est dans
son petit centre militaire secret. La plupart des journaux, il ne les voit pas. Sauf les livraisons de
Kangura de temps en temps, puisqu’on les donne aux militaires. Mais il dit bien effectivement que
cette campagne de désinformation nourrit aussi la presse extrémiste. Et l’une des choses les plus

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intéressantes qu’il montre, c’est que, depuis 1990, on passe son temps à dire aux Rwandais : « Les
Tutsi veulent exterminer les Hutu » ! C’est ce qu’on découvre dans le livre du général Lafourcade
Opération turquoise, et dans d’autres. Ils sont toujours dans ce registre-là. Ils sont là pour empêcher
les Tutsi d’exterminer les Hutu. L’inversion de la réalité, des valeurs et des rôles depuis le départ. Et
donc les bobards, c’est tout le temps. Au Rwanda, c’est d’abord une guerre de bobards avant que les
Rwandais se mettent à tuer leurs voisins. Mais là aussi, il faut relativiser. La majorité des tués le sont
par balles, par les militaires, les gendarmes, les Interahamwe armés, les autres miliciens qui les ont
rejoints et qui reçoivent des armes à feu, les voyous, etc. Ce n’est pas d’abord une guerre où les
voisins tuent leurs voisins : c’est d’abord une guerre où les extrémistes font tuer les Tutsi et les Hutu
démocrates. Une guerre où les bobards jouent un rôle fondamental. Où ils nourrissent un récit
imaginaire : « Si nous ne tuons pas les Tutsi, ils vont nous exterminer ».
[Fin de la diffusion à 01 h 41’ 08’’ et fin de la vidéo à 01 h 41’ 24’’]

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