Il n'est pas dans mon intention de récrire ici l'histoire du Rwanda. Je rappellerai simplement quelques dates charnières :
1959 : année de la révolution hutu
1962 : année de l'Indépendance
1973 : année du coup d'Etat du Président Habyarimana
1990, octobre : début des hostilités entre le Front Patriotique Rwandais - le FPR - et l'armée gouvernementale
6 avril 1994 : assassinat du Président Habyarimana
4 juillet 1994: prise de Kigali et du pouvoir par le Front Patriotique Rwandais.
En juillet 1993, le président du CICR se rendit au Rwanda. Au cours de sa visite, M. Sommaruga rencontra notamment le président Habyarimana. De cette rencontre, ma mémoire n'a retenu qu'un seul détail: lorsque M. Sommaruga aborda la question des mines antipersonnel - et il y en avait 30 000 à ce moment-là, surtout au nord du Rwanda, sur la ligne de front - et de leurs conséquences dramatiques sur les populations civiles, le président Habyarimana lui répondit qu'il en était parfaitement conscient, mais qu'à son avis le plus important n'était pas tellement de ``déminer les champs de thé ou les champs de pommes de terre, mais de déminer les cœurs''... J'étais arrivé au Rwanda quinze jours auparavant et voilà qu'au détour d'une seule métaphore j'apprenais deux choses fondamentales: premièrement, que les fleurs de la rhétorique n'étaient pas forcément l'apanage des poètes, puisqu'un chef d'Etat osait se lancer sur un terrain aussi glissant et ceci au cours d'un entretien tout à fait formel et, deuxièmement, que le cœur des Rwandais était miné et peut-être prêt à éclater dans le sang et dans la fureur.
Accord de paix
Une semaine après l'entretien entre le président Sommaruga et M. Habyarimana, un accord de paix était signé à Arusha, en Tanzanie, entre le chef d'Etat Rwandais, le Général Habyarimana et le président des rebelles du FPR, Alexis Kanyarengwe. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, le 4 août 1993.
C'est en repensant à cet optimisme forcené, partagé par les plus hautes instances internationales - ce moment de la signature de l'accord de paix - que j'ai relu dernièrement Candide où Voltaire s'amuse à décrire, non sans ironie et antiphrase, un champ de bataille:
«
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en affectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il était en cendres: c'était un village habard que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là, des filles éventrées, après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs; d'autres à demi brûlées criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. »
Regain de violence
Les premiers signes de ``l'héroïque boucherie'', pour reprendre l'expression de Voltaire, ne remontent pas à l'assassinat du président Habyarimana, le 6 avril 1994. Quelques semaines seulement après la signature de l'accord de paix d'Arusha, en août 1993, une cinquantaine de paysans étaient assassinés dans le nord du pays.
Les troupes onusiennes du général Dallaire, cible permanente des railleries de Radio-Télévision-Libre des Mille-Collines, étaient incapables de faire la lumière sur ce massacre.
En janvier 1994, Kigali a connu un regain de violence. Scénario identique en février, doublé de l'assassinat politique de deux personnalités d'envergure: Félicien Gatabazi, ministre, et Martin Bucyana, président de la CDR, un parti hutu de tendance radicale. Rupture du dialogue entre militaires gouvernementaux et militaires du FPR, escarmouches entre belligérants dans le nord du pays.
A la veille de Pâques, le 4 avril 1994, toutes sortes de rumeurs circulaient, y compris dans le milieu diplomatique, comme quoi quelque chose de grave allait se passer. Le Nonce Apostolique, Monseigneur Giuseppe Bertello, me convoqua et m'en avisa, me conseillant même de rester vigilant et prêt à agir. La chose grave s'est passée deux jours plus tard, le soir du 6 avril, vers 20 heures, lorsque l'avion qui ramenait le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et le président du Burundi, fut abattu d'un tir de missiles juste au-dessus de l'aéroport de Kigali.
Dans le parlement, sous les tirs
Je me trouvais à ce moment-là en réunion avec des dirigeants du Front Patriotique Rwandais à l'intérieur du Parlement qui, depuis le 28 décembre 1993 - le 28 décembre, c'est le jour des Saints Innocents! -, et suite aux accords de paix d'Arusha servait de siège aux rebelles en pleine ville de Kigali.
Il y avait avec moi deux collègues de travail. Nous avons passé la nuit dans un fond de salle inondé d'eau, entourés de sacs de sable pour nous protéger des balles et des mortiers de l'armée gouvernementale qui avait commencé à tirer sur le Parlement. Nous étions au courant du drame, les radios Rwandaises l'avaient annoncé une heure à peine après la chute de l'avion présidentiel.
La folie meurtrière qui s'est emparée du peuple Rwandais a été instantanée. Nous l'avons constaté dès le matin du 7 avril en observant les premiers massacres systématiques de populations civiles. A l'intérieur du Parlement, les membres du Front Patriotique Rwandais bouillonnaient de rage et d'impatience, assistant comme nous, impuissants, aux premières évidences de l'hécatombe. Je les voyais, les soldats du FPR, s'en prendre aux soldats de l'ONU, les suppliant d'intervenir ou de les laisser intervenir, eux, les combattants du FPR. Mais les soldats de l'ONU restaient inflexibles et ne bronchaient pas. Sans doute ne comprenaient-ils pas ce qui se passait.
La tension ne cessait de monter. Pressé par mes deux collègues, eux-mêmes pressés par leurs épouses sans arrêt au téléphone - les téléphones fonctionnaient encore à ce moment-là - , nous avions l'impression d'être dans un véritable piège à rats.
Rester au Parlement avec le FPR nous transformait en cible militaire, sortir du Parlement équivalait à nous exposer aux balles, aux barrages et à la merci de la douteuse miséricorde divine. Nous avons finalement décidé de quitter le Parlement, nous faisant traiter de fous et d'inconscients tant par le FPR que par les officiers onusiens sur place.
``On passe pour fou à peu de frais...''
Quelque part, dans le Voyage au Bout de la Nuit , Céline écrit: «
Quand le moment du monde à l'envers est venu et que c'est être fou que de demander pourquoi on vous assassine, il devient évident qu'on passe pour fou à peu de frais, encore faut-il que ça prenne. Et quand il s'agit d'éviter le grand écartelage, il se fait dans certains cerveaux de magnifiques efforts d'imagination ».
Dans le cas particulier de cette journée du 7 avril 1994 à 13h30, Céline avait particulièrement raison.
Sur le chemin du retour, nous avons ramassé une collègue de travail, Muriel, qui était restée seule dans une de nos maisons, puis nous avons poursuivi notre route. A un barrage, des soldats gouvernementaux, ivres, nous ont arrêtés, ils réclamaient notre voiture. Je suis sorti du véhicule, je me suis présenté à leur chef, particulièrement ivre - les chefs ont toujours droit à plus de bière que les soldats - je lui ai serré la main et lui ai demandé son nom. Il a refusé de me le donner. Le plus important dans ces moments-là, c'est surtout de ne pas montrer qu'on est mort de peur, il faut garder tout son aplomb, regarder les gens droit dans les yeux et, quitte à raconter des blagues, trouver des arguments convaincants.
Je fis savoir, sans sourciller, à notre militaire ivre, que j'habitais le même quartier que le ministre de la défense, Augustin Bizimana, et que son directeur de cabinet, le colonel Téoneste Bagosora, et que je ne manquerais pas de les informer du comportement peu discipliné de ce barrage.
Le militaire a semblé touché par mes connaissances de la hiérarchie et nous a laissé passer. Deux minutes plus tôt, il tenait sa mitraillette braquée sur mon estomac: je n'en revenais pas. Céline avait définitivement raison, du moins en ce que concerne le grand écartelage et les efforts d'imagination.
Dans le quartier où résidaient la plupart des délégués, massacres et pillages avaient été systématiques dès l'assassinat du président Habyarimana. Il en était de même dans toute la ville de Kigali: brigandages, règlements de compte, pillages, viols, tueries ethniques, assassinats politiques, ont fait de Kigali un charnier sans doute sans précédent depuis la Seconde Guerre Mondiale, si l'on fait exception du Cambodge de Pol Pot.
Le départ des internationaux
C'est sans doute devant la peur provoquée par l'hystérie collective du crime et de la destruction, devant l'ampleur du drame humain qui se déroulait en pleine rue et dans les maisons mêmes que toutes les ambassades, toutes les agences onusiennes, toutes les organisations non gouvernementales, tous les projets de développement et de coopération ont fermé leurs portes et ont quitté le pays, qui par avion, qui par route, à partir du 10 avril, abandonnant sur place leurs collaborateurs Rwandais souvent dans la détresse la plus complète.
Les troupes onusiennes étaient au nombre de 2 500 avant le 6 avril, elles passèrent à environ 300 après cette date, laissant le très courageux général Dallaire bien démuni, tant en terme de moyens qu'en terme de mandat.
La MINUAR (la Mission des Nations Unies pour l'Assistance au Rwanda, née de l'accord de paix d'Arusha du 4 août 1993), était devenue un fantôme politique et logistique.
Entre-temps, essentiellement pour des raisons de sécurité, nous avions décidé de rassembler tous les délégués du CICR au sein même de la délégation et d'évacuer ceux d'entre eux qui n'étaient pas absolument indispensables à son fonctionnement.
Evacuation et massacre des blessés
Nous avions également commencé, avec l'aide de la Croix-Rouge Rwandaise, à évacuer des blessés vers une école située à quelques pas de la délégation et que nous avions transformée en hôpital de campagne. Nous étions conscients, sans doute pas tous au même degré, qu'évacuer et soigner des blessés dans un tel contexte de violence relevait quelque part du pari stupide: la violence qui s'était emparée du Rwanda n'était pas destinée à neutraliser l'autre, en le faisant prisonnier ou en le blessant, mais à l'éliminer purement et simplement à coups de machette ou de tournevis. Les blessés que nous ramassions étaient en fait des survivants que les tueurs, en particulier les miliciens Interhamwe, n'avaient pas eu le temps d'achever.
A deux reprises, en avril 1994, nos ambulances furent arrêtées par des barrages de miliciens, les blessés déchargés de force et achevés sous nos yeux. A la radio, la Radio-Télévision-Libre des Mille-Collines, on annonça que le CICR transportait «
des ennemis de la République déguisés en faux blessés »... Explications, protestations, communiqués de presse depuis Genève, repris par les médias occidentaux, effet boomerang sur le terrain, prise de conscience par le gouvernement et les médias Rwandais de la détérioration considérable, accablante de leur image, correction, campagne de sensibilisation sur le droit des blessés à être soignés et sur le rôle de la Croix-Rouge.
Quelques jours plus tard, nos ambulances n'avaient plus de problèmes pour circuler librement en ville de Kigali.
L'assassinat de ces blessés dans nos ambulances nous a permis d'en sauver des milliers d'autres, près de dix mille entre le 10 avril et le 4 juillet 1994 selon les statistiques de notre hôpital de fortune.
Un millimètre d'humanité
Dix mille personnes, ce n'est rien dans un conflit qui en a tué près d'un million en moins de trois mois, c'est juste un millimètre d'humanité sur des kilomètres d'horreur. Les risques que nous avons pris pour sauvegarder ce millimètre d'humanité en valaient-ils la peine? Combien d'entre-nous ne se sont pas posé la question en se disant encore une fois comme Céline:
«
Je refuse la guerre et tout ce qu'il y a dedans, je ne la déplore pas, moi, je ne me résigne pas, je ne pleurniche pas dessus, je la refuse tout net avec tous les hommes qu'elle contient. Je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils 995 millions et moi tout seul c'est eux qui ont tort et c'est moi qui ai raison parce que je suis le seul à savoir ce que je veux, je ne veux plus mourir ».
Les autres, ceux qui étaient partis, les diplomates, les coopérants, les agences onusiennes et les ONG n'avaient-ils pas eu raison en se disant comme Rimbaud: «
le plus malin est de quitter ce continent où la folie rôde pour pourvoir d'otages ces misérables » ?
L'immense majorité de nos collaborateurs Rwandais avaient pu rejoindre la délégation, beaucoup d'entre eux avec leur famille, des enfants surtout.
Qu'allaient-ils devenir si nous partions ? Des centaines de milliers de personnes fuyaient Kigali, fuyaient les campagnes au fur et à mesure que le FPR gagnait du terrain. Fallait-il les laisser mourir de faim sur les routes ?
100 blessés par jour à l'hôpital
L'hôpital de la ville de Kigali, bombardé par les rebelles, avait fermé ses portes. L'hôpital du CICR a accueilli une moyenne de cent blessés par jour pendant quatre-vingt-dix jours, il a été menacé par des miliciens ivres, désespérés, il a été bombardé par les rebelles. Une véritable saison en enfer, et inédite, celle-là, je vous le jure. Rimbaud encore: «
Faiblesse ou force te voilà, c'est la force tu ne sais ni où tu vas, ni pourquoi tu vas, entre partout, répond à tout, on ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre ».
C'est un peu ce que nous avons fait à Kigali et en d'autres endroits du Rwanda: nous sommes allés, nous sommes entrés, nous avons répondu au lieu de déguerpir, nous nous sommes déployés au lieu de nous renfermer, nous avons dialogué et, dans l'enfer Rwandais, nous avons parlé avec tous les diables.
La préfecture de Kigali avait besoin de carburant pour faire le plein des camions qui évacuaient les cadavres dans des bennes à ordures, nous leur avons offert le fuel. Une autorité préfectorale nous a confié trois semaines plus tard, en secret, qu'ils avaient évacué soixante-sept mille cadavres dans la seule ville de Kigali.
Par manque de chlore et de sulfate d'alumine, la ville de Kigali s'est retrouvée sans eau. Nous avons amené les produits nécessaires, repoussant ainsi de 15 jours l'agonie de la station centrale de pompage.
Le gouvernement quitte Kigali
Vers la mi-avril, le gouvernement intérimaire a fui Kigali pour Gitarama plus au sud. C'était pathétique de voir tous ces ministres quitter l'Hôtel des Diplomates en plein centre de Kigali, portant eux-mêmes leurs valises et leur marmaille en pleurs. L'un d'eux du parti gouvernemental, était à court d'essence, je lui en offris à la délégation devant tous nos employés locaux terrifiés.
Un ministre n'avait pas de voiture et me demandait de l'aider. Je le casais dans la voiture d'un autre ministre que je connaissais personnellement. Après tout, même entre ministres, dans des circonstances comme celles-là, on peut se permettre un minimum de solidarité! C'était pitoyable, je ne savais pas si je devais rire ou pleurer!
De l'Hôtel des Diplomates, vidé de ses augustes et nobles occupants, je rentrais à la délégation et relu un poème que j'ai lu et relu des dizaines de fois à Kigali. D'Arthur Rimbaud encore, et qui s'intitule ``
Matin''. C'est tiré une fois de plus d'
Une Saison en Enfer :
«
N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse à écrire sur des feuilles d'or, -trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler.
Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer, l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes.
Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cour, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer -les premiers!- Noël sur la terre!
Le chant des cieux, la marche des peuples! Esclaves, ne maudissons pas la vie. »
Du Pauillac 86 à 5 dollars la bouteille
Ce soir-là, je bus pas mal d'alcool, notre administrateur Jean Pascal Chapatte avait réussi à acheter du Pauillac 1986 à 5 dollars la bouteille. Le pillage des magasins de luxe et des résidences d'ambassadeurs avait du bon. Dans mon sommeil, je rêvais que je n'étais pas à Kigali, j'étais seul dans un couvent bénédictin en plein centre de New York en feu, c'était magnifique.
Quelques jours plus tard, nous installions une sous-délégation à Gitarama, plus précisément à Kabgayi, le plus grand bastion catholique du pays.
Kabgayi disposait d'un hôpital et de nombreux locaux dans lesquels étaient venus se réfugier des civils, près de 35 000, en majorité tutsis, tous très exposés à la furie populaire. Des dizaines, peut-être des centaines d'entre eux sont morts dans des conditions atroces lors de rafles nocturnes parfaitement ciblées et organisées.
Les problèmes étaient énormes. A plusieurs reprises, je me déplaçais de Kigali à Kabgayi, discutais avec les autorités religieuses et gouvernementales, amenais des ministres sur place, des gradés militaires aussi, pour leur faire prendre conscience de l'ampleur du désastre et des conditions infra-humaines dans lesquelles survivait leur peuple, indépendamment de toute considération ethnique.
Ils acquiesçaient, mais leur niveau de désorganisation, leur sentiment d'impuissance, leur découragement étaient tels qu'ils étaient incapables de mettre un terme à la folie meurtrière et au massacre systématique qu'ils avaient contribué à organiser, une partie d'entre eux en tout cas. Je dis bien une partie d'entre eux, car j'ai rencontré au sein du gouvernement hutu, qui tombera début juillet 1994, des personnes lucides dépourvues de toute haine raciale.
Je pense à ce ministre qui, à la demande du CICR et avec tout l'appui d'un officier de haut rang des forces armées Rwandaises s'est rendu personnellement dans un orphelinat près de Gisenyi pour sauver d'une mort certaine près de trois cents enfants dont les parents venaient d'être massacrés.
Un officier qui a sauvé des centaines de civils
Je pense à tous ces officiers modérés, ouverts à l'analyse et au dialogue et désespérés par le comportement assassin et suicidaire de certains de leurs collègues.
Je pense enfin et surtout au colonel François Munyengango, officier de liaison de la délégation du CICR, qui à lui tout seul a contribué à sauver des centaines de civils sans défense, dont six cents orphelins en danger de mort, au sud du pays, dans la ville de Butare. Le colonel était atteint d'une maladie incurable, c'est sans doute la raison pour laquelle le ministre de la défense l'avait nommé officier de liaison du CICR. Il est décédé quelques mois plus tard. Que Dieu le garde! Je pense encore à certaines autorités qui, à force de patience et de persuasion de notre part, et malgré les innombrables pressions dont ils étaient l'objet de la part des miliciens interhamwe, ont tout fait pour éviter que ne soient assassinés quelque neuf mille civils parqués dans le camp de Nyarushishi, les seuls survivants tutsis de toute la préfecture de Cyangugu. Les rescapés de Nyarushishi seront plus tard protégés par les troupes françaises de l'Opération Turquoise.
Le suicide en moins de trois mois
Que l'on me comprenne bien, je ne cherche pas à minimiser la tragédie Rwandaise, ce qui s'est passé au Rwanda est tout simplement monstrueux, inadmissible, imprésentable. Les Rwandais se sont suicidés en moins de trois mois.
Ce que je veux dire, à travers les quelques exemples cités plus haut, c'est simplement qu'au sein même de la plus profonde et impénétrable horreur, ils s'est trouvé des hommes et des femmes d'un courage et d'une lucidité suffisamment exceptionnels pour déposer une fleur d'humanité sur ce qu'ils savaient être un véritable charnier national, un génocide.
Ce que je veux dire aussi, c'est que les médias occidentaux ont peut-être été trop simplistes dans leur analyse en présentant le drame Rwandais comme un conflit ethnique. Il est facile et sans doute fort pratique de tirer sur la corde ethnique lorsqu'on est incapable de résoudre un problème politique qui a trait au partage du pouvoir.
Le problème ethnique Rwandais n'est peut-être que le masque derrière lequel se cache, ou s'est caché, une minorité d'hommes politiques et de militaires qui ne voulaient pas que l'on touche à leurs privilèges, patiemment acquis au cours de vingt ans de démocratie habyarimanesque.
Les damnés de la terre
Le drame c'est que, comme toujours, dans ces cas-là ce ne sont jamais les responsables qui paient l'incroyable facture de la violence, mais les petits, les paysans, les illettrés qui achètent comme du pain béni n'importe quelle propagande diffusée en particulier au travers des insanités radiophoniques de Radio-Télévision-Libre des Mille Collines. Ce sont ceux-là qui ont vécu une saison en enfer, beaucoup plus que nous; ce sont ceux-là les véritables damnés de la terre, qu'ils soient à Sarajevo, en Afghanistan, au Liberia ou au Rwanda.
C'est à eux que je pense en vous relisant la supplique rimbaldienne: «
Esclaves, ne maudissons pas la vie ». C'est à eux aussi que devait penser ce haut dignitaire du Front Patriotique Rwandais, plus tard ministre et aujourd'hui ambassadeur de son pays en Europe, lorsqu'il me dit vers la fin avril 1994: «
M. Gaillard, nous savons ce qui se passe mais nous savons aussi, que même après Hiroshima, il y a eu des survivants ». Ces mots sont restés gravés dans ma tête, comme de la glace transparente dans la faille d'un rocher.
Il est toujours surprenant, lorsqu'on est noyé dans la foule d'un carnaval macabre, d'avoir affaire à des interlocuteurs lucides, sans état d'âme, et qui ne laissent rien transparaître de leurs propres blessures. Pour certains êtres humains, en particulier pour ceux qui côtoient les sphères du pouvoir, les impératifs politiques et militaires sont une telle priorité qu'ils n'ont sans doute pas d'autre choix.
A travers le Rwanda et dans les pays voisins
Entre-temps, le CICR avait ouvert une sous-délégation à Ngara, en Tanzanie, pour venir en aide à près de trois cents mille réfugiés hutus qui avaient fui l'avance du Front Patriotique Rwandais. Parmi ces réfugiés, il y avait sans aucun doute beaucoup de miliciens qui avaient du sang jusqu'au cou.
Nous avons également ouvert une sous-délégation à Goma, au Zaïre, et une autre à Bukavu, également au Zaïre, pour aider les populations déplacées vers l'ouest du pays à Ruhengeri, Gisenyi, Kibuye, Cyangugu, Kibeho. Les besoins étaient énormes, l'agressivité des miliciens difficile à maîtriser.
Nous avions aussi ouvert une sous-délégation à Kabale, en Ouganda, pour venir en aide aux populations civiles du nord du pays, sous contrôle des rebelles du FPR: un territoire à peu près vide, au maximum un demi million d'habitants, pour la plupart concentré dans des camps de fortune. Alors qu'un mois plus tôt nous nous demandions si nous allions quitter le Rwanda ou non, nous étions désormais présents dans six endroits du pays, répartis entre la zone gouvernementale et la zone rebelle, ainsi qu'à la périphérie, sur les frontières tanzanienne, ougandaise et zaïroise.
A Kigali, notre hôpital ne désemplissait pas. Au contraire, il était saturé. Il fallait trouver une solution et vite. Nous avons alors décidé de commencer à transférer les blessés convalescents de notre hôpital de fortune, situé du côté de la ville sous contrôle gouvernemental, vers l'Hôpital du Roi Fayçal, de l'autre côté de la ligne de front, sous contrôle des rebelles. Nous avons nettoyé l'hôpital du Roi Fayçal en deux jours, avec l'aide de Médecins sans Frontières, et nous avons commencé les transferts.
Il fallait passer plusieurs barrages de miliciens interhamwe. C'était délicat et dangereux. Nous n'avons d'abord transférés que des blessés hutus, puis un mélange savant des deux, hutus et tutsis, plusieurs fois. Et puis, quand il n'y a plus eu de blessés hutus à transférer, seulement des blessés tutsis. Là, les affaires se sont compliquées. Nous avons été arrêtés à un barrage formé de gardes présidentiels et de miliciens, juste au milieu du pont qui marquait la ligne de front et où, quelques jours plus tôt, des casques bleus avaient été pris pour cible par les rebelles du FPR. Pas moyen d'aller plus loin. Les miliciens montaient sur le camion et criaient ``Inyenzi! Inyenzi!'' (littéralement ``cancrelats!'', nom péjoratif donné aux tutsis par les extrémistes hutus).
Un moment, j'ai cru que nous allions droit au massacre. J'ai demandé à un membre de la garde présidentielle de consulter ses chefs par radio pour qu'ils nous accordent l'autorisation de passer. Rien à faire. J'ai sauté dans ma voiture et suis remonté jusqu'aux bâtiments de l'Etat-Major des forces armées Rwandaises. Là, un colonel a griffonné quelques mots en Rwandais sur un bout de papier et m'a dit: «
Ca devrait jouer... ». Je suis retourné sur le pont. Tout le monde était encore vivant. J'ai montré mon bout de papier au garde présidentiel. Appel radio. Attente interminable. Et puis finalement, ces mots: «
C'est bon, vous pouvez passer! ».
``Tu as ramené mon frère!''
Nous avons poursuivi notre chemin. J'étais blême. Il fallait maintenant passer le barrage des rebelles. L'un d'entre eux est monté sur le camion, puis sur la remorque du camion. Quand il est redescendu, il était au bord des larmes, il s'est approché de moi et m'a dit: «
Tu as ramené mon frère! Tu as ramené mon frère! ». J'ai souri pour ne pas pleurer: c'était beaucoup d'émotion à la fois. Depuis mon expérience Rwandaise, je n'ai plus assisté à aucune réunion de famille séparée par la guerre. Je suis relativement blindé contre l'horreur, mais les belles choses, je ne leur résiste plus, elles me font monter les larmes du fond du ventre et me vident l'estomac.
L'avance militaire du FPR était impressionnante. Avant fin mai, les rebelles avaient pris Byumba, Kayonza, Rwamagana. Ils contrôlaient la frontière tanzanienne. Ils avaient traversé le Bugesera et coupé la route qui mène de Kigali à la frontière burundaise, au nord de Butare. Les autorités gouvernementales, qui avaient quitté Kigali pour Gitarama vers la mi-avril, abandonnaient maintenant Gitarama pour se rendre à Goma, à la frontière zaïroise.
Quelques jours plus tard, Kabgayi et Gitarama tombaient aux mains des rebelles. A Kabgayi, les délégués du CICR s'en étaient sortis indemnes, de même que les blessés de l'armée gouvernementale, qui se trouvaient dans notre hôpital de fortune, au sein même de l'évêché, et n'avaient pas pu fuir avec le reste de la troupe, étant parfaitement incapables de marcher.
L'hôpital est obligé de déménager
Les rebelles forcèrent les délégués à quitter Kabgayi, jugé trop dangereux, pour Nyanza, plus au sud. Je leur donnais l'ordre de se plier aux injonctions du FPR. Les délégués déménagèrent à Nyanza avec tous les blessés de guerre: ceux de l'armée gouvernementale blessés furent considérés comme prisonniers de guerre par le FPR. De plus, près de trente mille civils, en grande majorité tutsis, déplacés à Kabgayi et qui avaient vécu un véritable cauchemar depuis près de deux mois étaient vivants. Dans un tel contexte, c'était beaucoup.
A Kigali même notre situation était des plus inconfortables. A mi-mai, un de nos convois de nourriture fut délibérément visé par le FPR à la sortie de la ville de Kigali, en direction de Gitarama. Pendant une heure et demie, les délégués Pierre Gratzl, François Conrad et Ian Stefanski ont essuyé une pluie de balles et de mortier. Pierre Gratzl a été blessé par un éclat d'obus au ventre. Le général Dallaire le sauva de ce mauvais pas en envoyant sur place, et à notre demande, deux véhicules blindés. Pierre Gratzl fut opéré dans notre hôpital et, ce jour-là, j'ai découvert un nouveau mot du vocabulaire français: la laparotomie.
Pierre Gratzl est un ami de collège, cela faisait vingt-sept ans que nous nous connaissions et je suis quelque part persuadé, même si c'est difficile à dire quand on est timide comme je le suis, que Pierre Gratzl n'aurait sans doute pas accepté de venir dans l'enfer de Kigali si je n'y avais pas été moi-même. Si c'est comme ça, c'est plutôt sympathique de sa part.
Histoire d'eau
Un jour, à Kigali, il n'y a plus eu d'eau du tout. A partir de ce moment-là, nous sommes allés chercher de l'eau à une source à cinq minutes de la délégation, une véritable aubaine.
Nous avons ainsi pu nous laver tous les jours. Quand la mort, avec toutes ses odeurs, rôde autour de vous, c'est important de se laver. J'ai un estomac qui fonctionne comme une horloge. Je le vide tous les matins sitôt levé. Quand je prends une douche, je récupère l'eau de rinçage dans un bac de plastique. Je pleure parfois, accroupi dans la baignoire. Mes pleurs se mélangent divinement bien à l'eau de rinçage et puis je verse toutes ces eaux sales dans la toilette, évacuant du coup mes excréments à l'égout de la ville.
On me pardonnera ces détails techniques, du reste ce ne sont pas des détails techniques: la vérité relève bien plus de la psychiatrie que de l'économie ménagère. Le fait est qu'il est fondamental, dans de telles circonstances, pour son propre équilibre mental, de pouvoir évacuer sa propre merde avec ses propres larmes. Le pH du corps entier, le pH de l'âme aussi, redevient normal. L'acidité de la nuit disparaît et on peut à nouveau marcher, sans tituber.
Le lendemain de l'accident de Pierre Gratzl, je marchais à nouveau, sans tituber. J'oublie un autre détail. A l'époque de cet accident, un mortier est tombé sur la délégation du CICR, tuant sur le coup deux personnes et en blessant cinq autres. C'était trop, et ces mortiers provenaient du FPR!
Du respect du droit international humanitaire...
Dès le début du conflit en octobre 1990, le Front Patriotique Rwandais nous avait donné des assurances formelles qu'il respecterait le droit international humanitaire, le mandat du CICR et le travail des délégués.
Les contacts entre le CICR et le mouvement rebelle étaient très réguliers, connus de tous, y compris du gouvernement Rwandais.
En juillet 1993, le président Sommaruga avait rencontré le président de la République, Juvenal Habyarimana, mais il avait aussi rencontré le Président du FPR, Alexis Kanyarengwe.
Après la signature de l'accord de paix d'Arusha, le 4 août 1993, les contacts entre le CICR et les rebelles du FPR étaient quasiment quotidiens. La position à notre égard avait-elle changé? Pour le savoir, il nous fallait rencontrer les rebelles et si possible au plus haut niveau.
Rencontre avec le général Kagamé
C'est le responsable des opérations du CICR pour l'Afrique, Jean-Daniel Tauxe, qui s'est déplacé de Genève en Ouganda. Plutôt courageux de sa part. C'est toujours appréciable de ne pas se sentir abandonné par sa hiérarchie. De mon côté, profitant d'un déplacement de mon ami le Général Dallaire et de l'ambassadeur onusien José Ayala Lasso vers le nord du pays, je me rendis par route jusqu'à Byumba, où je rencontrais le général Paul Kagamé, le chef des rebelles, et lui sollicitais un entretien pour Jean-Daniel Tauxe et moi-même deux jours plus tard, ce qui me fut accordé immédiatement par le général Kagamé.
Le général Kagamé nous répondit : «
It's not our aim to shoot at you ». Je lui répondis : «
General, it's good to know but please, don't kill us, even by mistake ». Puis nous avons rigolé.
C'est toujours réconfortant d'apprendre que si l'on doit mourir ça ne sera jamais qu'en raison d'une erreur de tir! Parce que des erreurs de tir, il y en a encore eu, dont une monumentale, la troisième semaine de juin, lorsque deux obus sont tombés pile sur la salle d'urgences de notre hôpital, tuant sept blessés et en blessant à nouveau gravement une dizaine d'autres. J'étais dans tous mes états.
On devrait toujours doubler les cours de droit international humanitaire de cours d'artillerie et de balistique. Mais le mandat du CICR n'est paraît-il pas assez large pour que l'on débatte de ce genre de considérations jugées trop agressives!
``Fast food news''
J'alertai la BBC, CNN, Radio France Internationale, etc. pour leur raconter nos malheurs, histoire d'apprendre aux artilleurs du FPR à mieux tirer.
La presse internationale, même lorsqu'elle fonctionne au régime ``fast food news'' a parfois du bon. En tout cas le FPR n'a pas apprécié du tout, mais alors pas du tout, de voir entamer de la sorte son image d'armée disciplinée, organisée, respectueuse des conventions internationales.
Entre la fin juin et le tout début juillet 1994, le Président du FPR lui-même, Alexis Kanyarengwe, nous a adressé deux lettres nous demandant de déménager notre délégation et notre hôpital dans un autre endroit de Kigali. Personnellement, et cela fait des années que ça dure, j'ai toujours préféré recevoir des lettres plutôt que des obus. Une blessure par lettre ne se soigne pas forcément sur une table d'opération. Il nous fallait gagner du temps, Kigali était encerclée par les rebelles et n'allait pas tarder à tomber.
Nous avons répondu à la première lettre du Président Kanyarengwe en lui demandant d'avoir l'obligeance de nous indiquer un lieu sûr, dans Kigali même, où déménager notre délégation et notre hôpital. Nous n'avons pas eu le temps de répondre à sa seconde lettre parce que, dans la nuit du 3 juillet 1994, des officiers de l'armée gouvernementale nous ont appelés à trois reprises par téléphone pour nous dire que l'armée allait quitter Kigali cette nuit-là, et nous remercier d'avoir eu le courage d'être restés pour sauver ce que nous avions pu sauver.
Le jour précédent, une équipe de miliciens armés jusqu'aux dents avaient débarqué dans notre hôpital. Ils amenaient avec eux une jeune femme tutsi. Ils me dirent:
–
Cette femme est infirmière, nous l'avons gardée avec nous toutes ces dernières semaines pour qu'elle prenne soin de nous en cas d'incidents. C'est une ennemie. Nous allons quitter la ville maintenant et nous avons décidé de ne pas la tuer... Nous avons pensé qu'elle serait plus utile dans votre hôpital que morte. Au revoir! Je les remerciais dans les formes et leur souhaitais bonne route. Il y a parfois des miracles qui vous vont droit au coeur.
Dernier dîner avec le général Dallaire
A l'aube du 4 juillet, les troupes du FPR circulaient librement dans toute la ville de Kigali. J'invitais deux officiers du FPR, deux majors, à boire une bière à la délégation, ce qu'ils acceptèrent avec joie.
C'est le lendemain que j'ai quitté le Rwanda, non sans avoir encore une fois dîné avec le général Dallaire qui m'offrit un ruban. Je lui fis cadeau de mon insigne Croix-Rouge, en lui précisant qu'il n'avait pas le droit de le porter. Même si les mandats dont nous étions chargés étaient très différents, le général Dallaire avait vécu le même cauchemar que nous, peut-être pire: il avait perdu treize de ses hommes, dont une dizaine dans des circonstances atroces, assassinés à bout portant. Sa tête avait été mise à prix par les miliciens interahamwe.
Dès début juin, le général Dallaire ne pouvait plus traverser les lignes du front et vivait quasiment reclus dans son quartier général. Je me souviens que, dans les semaines qui ont précédé la chute de Kigali, le général nous a chargés, à plusieurs reprises, de remettre des lettres aux autorités gouvernementales, preuve comme quoi entre elles et la MINUAR le dialogue était rompu.
Le plus difficile: maintenir le dialogue
Il faut dire que maintenir le dialogue avec toutes les forces belligérantes Rwandaises, entre le 6 avril et le 4 juillet 1994, a constitué sans doute la partie la plus difficile de notre travail, un exercice d'équilibrisme permanent.
Dialoguer, c'est d'abord et surtout écouter l'autre, surtout si c'est le désespoir qui amène l'autre chez vous. C'est lui servir de référence, même sans parler, surtout peut-être sans parler. Dialoguer, c'est aussi percevoir la façon dont l'autre vous comprend, pour autant qu'il soit encore en état de comprendre quelque chose.
Dans ce sens, à Kigali, la délégation du CICR a été en état de dialogue permanent, même dans les pires moments, surtout dans les pires moments. Le dialogue est la pierre d'angle de la sécurité, bien avant les véhicules blindés et les gilets pare-balles. Le dialogue est un signe d'ouverture, un signe de confiance. Le véhicule blindé est l'expression physique d'une crainte, d'un repli, l'expression d'une fausse force, d'une force agressive. Le dialogue est l'expression d'une force tranquille, dont votre interlocuteur parfois sort rechargé.
Des bases opérationnelles partout
La coordination interne est un autre point clé de la réussite ou non d'une mission. Entre Genève, Nairobi, Kinshasa, Bujumbara, Kabale, Goma, Bukavu, Kabgayi, Ngara, Kampala et Kigali, cela fait en tout 11 bases d'action auxquelles il faut donner une cohérence.
La perception que l'on a d'un conflit n'est pas forcément la même à Genève que sur le terrain. Dans le cas du Rwanda, ça n'a pas été le cas, il n'y a jamais eu de divergences entre Genève et nous, sur le terrain.
Et puis, il y a la presse, la plupart des journalistes sont des vautours de l'immédiat, des cinématographes du morbide, pas tous. De toute façon, ce sont eux qui façonnent l'opinion publique, à l'extérieur en tout cas. Mais leurs commentaires ont des répercussions à l'intérieur. Les belligérants sont parfois, et c'est pas seulement le cas du Rwanda, très sensibles à leur image. Il nous fallait faire très attention à nos déclarations, parfois nous nous sommes même offert la frustration de nous taire, mais dans ces cas-là, la frustration est souvent une question de survie.
Il y a enfin et surtout la qualité et le courage des gens qui travaillent avec vous sur le terrain. J'ai déjà cité les noms de Pierre Gratzl, de François Conrad, de Ian Stefanski. Je voudrais aussi rendre hommage à Patrick Gasser, Jean-Pascal Chapatte, Hervé le Guillouzic, Didier Grond, Valérie Le Van, André Musy, Markus Dolder et à toute l'équipe de Médecins sans Frontières: Gilbert Ascotte, John Sanding, Isabelle, Matto, Cornelia, René, bref à tous ceux qui ont permis à notre délégation de rester toujours solidaire, même et surtout dans les pires moments.
Je voudrais remercier également mon épouse Maria-Teresa qui a travaillé au nord du Rwanda et ne m'a jamais, jamais, jamais mis sous pression pour que nous quittions le pays. Et puis je voudrais enfin rendre un hommage très sincère à tous nos collaborateurs Rwandais locaux hutus, tutsis, mélange des deux, sans qui nous n'aurions jamais pu fonctionner, car eux seuls avaient cette connaissance des détails indispensables à la survie, à la définition de l'important, et l'important c'était surtout de ne pas mourir.
Les enfants qui s'appellent ``Gaillard''
Les enfants de ces collaborateurs, des dizaines, se terraient dans les couloirs de la délégation lors des bombardements. J'ai joué avec eux chaque fois que j'ai pu le faire, ils ont fini par me surnommer ``le grand-père''.
C'est pour ces enfants-là et pour tous les autres enfants Rwandais qui ont survécu au massacre (j'ai appris des années plus tard et avec beaucoup d'émotion qu'il y avait de nombreux enfants au Rwanda dont le prénom était ``Gaillard'' ... la vita é bella!) que je voudrais vous proposer un dernier texte de Garcia Lorca tiré des Pièces Complémentaires de
Poète à New York et qui s'intitule ``Enfance et Mort'' :
Pour chercher mon enfance, mon Dieu!
j'ai mangé des oranges pourries, des vieux papiers,
des colombiers vides
et j'ai trouvé mon petit corps mangé par les rats
au fond de la citerne avec les chevelures de fous.
Mon costume de marin
n'était pas imprégné de l'huile des baleines,
mais il avait l'éternité vulnérable des photographies,
Noyé, oui, bien noyé, dors, ô mon fils, dors,
enfant vaincu au collège et dans la valse de la rose
blessée,
stupéfait de l'aube sombre que fait le duvet sur les
cuisses,
stupéfait de l'homme en toi qui mâchait du tabac sur
ton côté gauche.
J'entends un fleuve sec plein de boîtes de conserve
où chantent les égouts, où l'on jette des chemises
ensanglantées,
un fleuve de chats pourris qui font les corolles et les
anémones
pour tromper la lune qui s'appuie doucemenet sur eux.
Ici, tout seul avec mon noyé.
Ici tout seul avec la brise des mousses froides et des
couvercles de fer-blanc.
Ici tout seul je vois qu'on m'a fermé la porte.
On a fermé la porte et il y a un groupe de morts
qui joue à tirer sur des cibles, un autre groupe de morts
qui cherche dans la cuisine les peaux de melon,
et, solitaire, tout bleu, inexplicable, un mort
qui me cherche dans les escaliers, qui plonge les mains
dans la citerne,
tandis que les astres emplissent de cendre les serrures
des cathédrales
et que les gens restent soudain avec tous leurs petits habits.
Pour chercher mon enfance, mon Dieu!
j'ai mangé des citrons pressés, des étables, des journaux
jaunis,
mais mon enfance était un rat qui s'enfuyait par un jardin très sombre
vers une maison de pianos violemment assaillie par
la lune
(7 octobre 1929, New York)
Né en Valais, en Suisse, en 1956, Philippe Gaillard est entré au CICR en 1982. Il a fait des missions en Irak, en Amérique latine, et a travaillé aussi au siège de l'Institution pendant plus d'une année. Il a été nommé, en juillet 1993, chef de la délégation du CICR au Rwanda, dont il est revenu en juillet 1994. Il a fait des études de lettres à l'Université de Genève, de Freiburg-en-Breisgau, et de Salamanque. Philippe Gaillard est actuellement (avril 2004) chef de la délégation du CICR à Lima (Pérou).
> Lire aussi le discours de Philippe Gaillard prononcé à l'occasion du Genocide Prevention Conference en 2002