Fiche du document numéro 18499

Num
18499
Date
Lundi 1er mai 2017
Amj
Auteur
Fichier
Taille
45147
Pages
2
Titre
Lettre au CVUH, Comité de vigilance face aux usages publics de l'Histoire [Publiée à l'occasion du second tour des élections présidentielles en France]
Type
Lettre
Langue
FR
Citation
Chers amis,
L’actualité grave à laquelle nous sommes confrontés concerne au premier chef notre
« vigilance » et les usage publics de l’histoire. Ce collectif a brièvement fait écho le 24 avril à la
prise de position d’Aggiornamento, qui concluait un excellent rappel de ce que représente en réalité
la candidate du Front national.
Je dois dire que j’ai été étonné de ne pas trouver ensuite une seule réaction sur ce site
concernant cette situation. D’habitude le moindre petit débat idéologique ou politique suscite des
interventions pour soutenir, contredire, commenter, etc. Cette fois rien, sans doute parce qu’il va de
soi qu’aucun d’entre nous ne va « donner une voix au Front National ». Mais,très concrètement,
cela suffit-il pour désigner le combat à mener maintenant contre l’arrivée au pouvoir de l’Extrême
Droite, c’est-à-dire de ce qu’on appelle pudiquement un « populisme », couvrant en fait une
manipulation démagogique porteuse d’un régime autoritaire, discriminatoire et xénophobe.. Je
réfléchis à cela en fonction de mes expériences d’historien.
Chacun sait ici que je me suis engagé, contre vents et marées, dans le décryptage et la
dénonciation de la logique raciste qui a conduit au génocide des Tutsi du Rwanda et je reste très
reconnaissant à l’égard du CVUH pour son soutien sur ce sujet, notamment dans les moments les
plus pénibles de ce combat. Mon engagement n’était pas seulement un réaction humaniste à l’égard
d’un pays d’Afrique que je connaissais, il était dans la ligne de mon travail de chercheur sur ce
terrain. Il s’agissait, inlassablement, de tirer cette question de l’exotisme et de rappeler la dimension
universelle des enjeux : le combat intellectuel contre les amalgames binaires opposant des
« nationaux » et des « étrangers », contre la démagogie invoquant « le peuple » face aux « élites »,
contre des propagandes en miroir pervertissant le langage politique, contre un conspirationnisme
(repérable chez nous à droite, mais aussi à gauche) qui voit partout la main de Washington et de
Wall street. Nous avons souligné, Marcel Kabanda et moi, dans le livre que nous avons publié en
2013 chez Belin sur la construction de ce racisme en Afrique, combien ce syndrome idéologique
nous concernait aussi. Ce qui s’est passé au Rwanda et l’aveuglement (pour le moins) qui l’a
accompagné en France étaient prémonitoires de la dérive observable aujourd’hui dans notre pays..
Il se trouve qu’avant de me spécialiser sur l’Afrique, j’envisageais de travailler sur l’Allemagne
de Weimar. Chacun voit les comparaisons possibles, même si un journaliste américain avait inventé
il y a quelques années un gadget intitulé point Godwin qui interdisait de mener des comparaisons
avec les années 30. Évidemment les situations sont spécifiques et il est hors de question de tomber
dans un anachronisme simpliste. Des rappels aident néanmoins à mettre les choses en perspective.
J’ai trouvé récemment dans mes papiers, que je trie actuellement, deux textes :
- Un livre d’enfant, intitulé « le petit village », publié vers 1942 (je suis né en 1937) : un village
très heureux voit arriver des étrangers qui, évidemment, apportent la désolation et il faut attendre
une catastrophe pour qu’un noble vieillard sauve le village autour du travail, de la famille et de la
patrie. Donc même les enfants à l’époque n’ont pas été épargnés par le maréchalisme pétainiste, ce
fascisme à la française, dont l’axe essentiel était la dénonciation des étrangers. Il est vrai que
Madame Le Pen a expliqué récemment que Vichy n’était pas la France…
- Plus tard (en 1960), j’ai rédigé une maîtrise (on parlait alors du DES) sur la presse française
face à la prise de pouvoir de Hitler fin janvier 1933. Excusez-moi d’allonger ce courrier par une
série de citations montrant comment la gravité politique d’une situation peut être occultée par des
argumentaires socio-économiques ou des banalités tactiques. Ce sera en annexe.
Je termine : évidemment nous ne donnerons pas notre voix à Madame Le Pen, mais nous
combattrons contre la menace de son arrivée au pouvoir en votant contre elle, c’est-à-dire, même
s’il ne nous agrée pas, pour son concurrent, Monsieur Macron. Il faut savoir le dire sans ambiguïté.
Excusez-moi de ne pas avoir de « pudeur de gazelle ». La situation actuelle me semble remettre
en cause tout le sens de mon travail et de mon existence. Merci.
Jean-Pierre Chrétien

Annexe : extraits de la presse française de février-mars 1933 :
Paris-Soir, 31 janvier 1933 : un « hitlérien ministre n’est plus un ministre hitlérien ».
Jacques Kayser, La République (organe radical), 5 mai 1933 : « Le phénomène Hitler est avant tout
un phénomène économique et social. Dans le programme et dans la propagande des nazis, ce sont
les promesses d’ordre intérieur, de restauration économique, qui tiennent la plus grande place. Les
revendications d’ordre international ne viennent qu’en second plan pour appuyer les premières,
pour gagner au mouvement hitlérien un plus grand nombre d’adeptes et de sympathies »
Paris-Soir, 9 février 1933 : « De toute évidence, ils souhaitent faire une politique démocratique ».
Jaques Bainville, La Liberté (organe de droite nationaliste), 1er février 1933 : « L’on ne peut
soutenir qu’il y ait incompatibilité d’humeur entre Hitler et la démocratie puisqu’il a réuni jusqu’à
13 et 14 millions de voix ».
Gérard Bauer, L’Echo de Paris (organe de droite), 23 février 1933, estime que, comme Mussolini,
Hitler « est le produit d’une fermentation démocratique, il a été porté là où il est par un courant
populaire ».
Oreste Rosenfeld, Le Populaire (organe socialiste), 1er février 1933 : « La masse des éléments
déclassés et démoralisés par la crise, qui attend de Hitler la création du « Troisième empire » qui
mettrait fin à la misère, elle veut le chambardement général. Elle aspire à une transformation
sociale »
Pierre Renard, L’Humanité (organe communiste), 8 mars 1933 : « Le fascisme ouvert, les méthodes
fascistes, sont maintenant les moyens utilisés par la bourgeoisie pour supprimer toutes les conquêtes
politiques, tous les droits syndicaux et autres de la classe ouvrière ».
Pourtant dès le 27 février La Ligue des Droits de l’homme (dirigée par Victor Basch, auquel le
pétainisme fera payer ses positions) avait lancé un appel aux démocrates pour la défense de la
liberté et de la paix contre les nazis.

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