Citation
Rwanda. France-Rwanda. France-Rwanda 1994. Ne disons pas… ne disons pas : c’était hier, c’est du passé, c’est lointain, tournons la page et presto passons à autre chose. Nous le savons : les chemins de fuite ne mènent nulle part. Passées les années, la vérité finit toujours par revenir à l’esprit collectif réclamant, la voix inextinguible, d’être écoutée, d’être entendue.
Alors osons dire ce qui doit être dit : dire le Rwanda et interroger notre mémoire en exigeant à l’histoire de tout raconter. Dire. Refuser de se taire. Dire. Bousculer les silences. Dire. Quitte à perturber, déranger, quitte à semer l’inconfort, quitte à susciter des bouffées d’animosité, de colères, de fureur. Dire car le silence est toujours complice du crime ; dire car le silence ronge, abime, bousille, démolit, fracasse. Dire. Regarder le passé en face et dire le Rwanda encore et encore pour rendre possible l’avenir différent du passé. Dire.
Rwanda ; France-Rwanda, mille neuf cent quatre-vingt quatorze. 1994, l’effroyable année où cela fut, où cela est advenu ; 1994, l’année de l’indicible.
Mais que restera-t-il donc de notre présence là-bas, cette année-là ? L’ombre. L’ombre obscure. Au fond des pages de nombreux rapports d’experts, par vents de journaux de l’époque, entre les lignes des télégrammes diplomatiques, au détour des notes des services de renseignements… des tas, des tas de choses. Des tas de choses inavouables, honteuses. Au cœur des archives des vérités que certains d’entre-nous ne veulent pas entendre. Pas entendre du tout : cette année-là du côté du pays des Milles collines la haine semée, organisée, soulevée, sifflait, hurlait, massacrait, des hommes en meute répandaient le sang d’autres hommes et, nous, nos valeurs oubliées dans la poussière, et nous, dans les méandres des jours d’abattage, sur les lignes de feu, nous étions, troublant désaveux de nous-mêmes, du côté de ceux qui tenaient les machettes.
Les archives. Les archives le disent : nous n’auront plus jamais notre âme comme avant là-bas : opération Noroît d’abord, c’était en mille neuf cent quatre vingt-dix. Déjà. Ensuite les DAMI (détachement d’assistance militaire et d’instruction), DAMI Panda, DAMI gendarmerie, DAMI chargé de former la garde présidentielle ; d’autres ombres : appui à la formation de l’auto-défense civile, appui en renseignement militaire, écoutes téléphoniques, raids, livraison d’armes, conseils stratégiques, appuis tactiques, participation aux combats… Notre raison mourante, un coup timbrée, toquée, effrayante ; nos langues, propagande lamentable ; l’impensable, l’inimaginable. Avions-nous, dans les soubresauts d’une ambition loufoque, têtue, sans cœur, perdu notre noble tête ?
Les archives. Les archives le disent. Fermer les archives ? Faire taire la mémoire ? Défigurer, tordre la mémoire et continuer à parader : l’année où cela fut nous étions loin des combats ; l’année où cela est advenu, nous étions l’uniforme de l’honneur mondial couleur turquoise venu sauver la veuve et l’orphelin… Continuer, le front levé, à pérorer ainsi cette légende hautaine et notre nom, le nom de notre chère France, ne portera pas dans les livres de l’histoire les lauriers de la gloire et de la grandeur ; au contraire bien au fond de la mémoire de l’humanité, là où la honte tombe, traînera notre nom.
Les archives. Les archives le disent. Où que nous allions, le Rwanda sur nos épaules comme un poids, comme un fardeau : des ventes d’armes, des combats, des complicités sans nombre, la collaboration. Aux traverses de la mémoire, inutiles, futiles les esquives : autant regarder en face les ruines, autant fixer de notre regard le désastre politique et moral. Vain de refuser de voir, vain de s’obstiner à ne pas vouloir admettre. Les archives le disent. Âpre vérité : des hommes bien de chez nous, des hommes aux affaires, des hommes aux calculs de puissance obscurs et aux misérables analyses, des hommes en responsabilité, en charge à l’époque du destin de notre pays, ont tracé là-bas, l’année où cela fut et tout le long des saisons de confection de l’apocalypse, des hommes bien de chez nous, bons sous tous rapports, ont tracé là-bas des lignes aux antipodes de notre promesse universellement proclamée : liberté, égalité, fraternité, droits de l’Homme.
Et depuis, la conscience morale rigidifiée, qu’ils soient éveillés à leurs actes, ramenés à leur chemin du passé, obligés de se souvenir par la voix des survivants et hop ! La même planque : l’honneur de la France ! L’honneur de la France comme forteresse glaciaire. L’honneur national comme issue de secours ! Bizarre et étrange conception de l’honneur. Honneur, grand honneur vraiment de cheminer avec des hommes traquant allègrement d’autres hommes accusés de délit de naissance pour les effacer, du plus petit au plus âgé, de la surface de la terre ?
Les archives. Les archives, la main levée, le disent : ce qui fut fait là-bas en notre nom, au nom de notre chère terre de France, ne fait nullement notre honneur mais plutôt notre déshonneur. Les yeux ouverts sur notre passé, le temps est venu de le dire : le Rwanda fut notre chute. Les archives le disent ; les témoins le disent. Que cette vérité soit dite et redite. La parole pour ne pas oublier. La parole pour que cela ne se répète plus ; la parole pour que justice soit rendue.