Fiche du document numéro 17224

Num
17224
Date
Jeudi 6 avril 1995
Amj
Auteur
Fichier
Taille
118887
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Enquête
Titre
L'exil doré des dignitaires hutus
Sous titre
La veuve du président rwandais, des ex-ministres, des évêques, des militaires refont leur vie au Kenya sous l'oeil bienveillant des autorités.
Nom cité
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Nairobi, de notre correspondant

Le quartier s'appelle Komarock. Banlieue de la capitale kenyane faite de centaines de petites villas toutes semblables. Au numéro 16, les rideaux sont tirés, la porte grande ouverte. Des voisins ont bien remarqué, il y a quelques semaines, l'arrivée de cet étrange personnage en chaise roulante qui ne sort de sa chambre que pour prendre l'air dans le minuscule jardin. A Komarock, on a l'habitude des gens de passage, Somaliens, Éthiopiens, Sud-Soudanais. Quand on a vu débarquer en juillet dernier ces Rwandais qui louaient des villas par dizaines, on ne s'est pas posé trop de questions. Dans la cour, le chauffeur est en train de briquer sa voiture, immatriculée au Zaïre. Il a conduit son patron depuis le Rwanda, à travers le Zaïre et l'Ouganda. Son patron? Il s'appelle capitaine Pascal Simbikangwa, tortionnaire notoire, soupçonné d'avoir dirigé des massacres depuis son bureau des services secrets et recherché à ce titre par le tribunal international mis en place pour poursuivre les criminels rwandais.

Le Kenya est devenu un asile sûr et confortable pour les anciens dignitaires du régime Habyarimana. Les plus aisés ont loué des appartements de luxe, comme Agathe Habyarimana, la veuve du Président, qui occupe une suite, « Gemina Court », à 1.600 dollars par mois. Elle a comme voisin de palier l'homme d'affaires Félicien Kabuga, fondateur de la Radio des Mille Collines, expulsé de Suisse, et qui dispose d'un compte en banque confortable à la filiale de la banque néerlandaise ABN-AMRO. On trouve aussi Casimir Bizimungu, ex-ministre de la Santé, cité par une commission d'enquête comme commanditaire des « escadrons de la mort » rwandais. Des consignes de sécurité strictes ont été données à la réception, les appels sont filtrés.

A deux pas de là résident Charles Nyandwi, ex-ministre du Travail, Hyacinthe Rafiki Nsengiyumva, du ministère des Transports, ou les évêques Adonia Sebununguri et Michel Twagirayesu, dont les positions pendant les massacres ont choqué. On croise à la messe du dimanche Bonaventure Habimana, ex-secrétaire général du MRND, le parti présidentiel hutu. Les moins bien lotis ont émigré vers les banlieues, comme André Sebatware, un dur du MDR-Power (extrémistes hutus), ou le sinistre ex-bourgmestre de Murambi, Jean-Baptiste Gatete, qui change d'appartement tous les mois. A Komarock, les Rwandais se retrouvent au Echima Bar, dont le patron est un policier kenyan, ce qui facilite les formalités administratives. Les plus fortunés fréquentent une discothèque, la Dolce, d'où les Tutsis de la capitale se sont fait éjecter à la suite de violentes bagarres.

Au kiosque du Sixeighty Hotel, on vend le journal extrémiste hutu Kangura, fleuron des « médias de la haine » qui ont incité au génocide. Il est probablement imprimé à Nairobi où son rédacteur en chef, Hassan Ngueze, fait de fréquents passages. Au centre de la capitale, au pied de l'église All Saints' Basilica, les Rwandais ont ouvert une école qui compte 160 enfants, l'école française étant trop chère pour eux. « Ne dites pas que nous vivons un exil agréable, dit Casimir Bizimungu, qui se plaint d'être à court d'argent mais roule dans une luxueuse BMW. La plupart d'entre nous ont tout perdu. Si nous avons choisi le Kenya, c'est que nous nous y sentons en sécurité et que les Kenyans ont une politique d'accueil très généreuse. »

Financièrement pourtant, ces exilés ne sont pas à plaindre. Certains ont revendu les véhicules de leur ministère ­ceux qui n'ont pas été séquestrés au Zaïre­, d'autres ont repris des affaires qu'ils possédaient au Kenya. Beaucoup ont réussi à se trouver du travail, au risque de compromettre leur nouvel employeur, particulièrement dans les organisations internationales.

Les ambassades occidentales à Nairobi ont dû adopter des consignes strictes en matière de visas. A l'ambassade du Canada, une demi-douzaine de visas ont déjà été refusés pour « soupçon d'activités criminelles au Rwanda ». Avant que les clés n'en soient remises au nouveau régime de Kigali, en janvier dernier, c'est l'ambassade du Rwanda à Nairobi qui servait de plaque tournante pour les exilés.

Doyen des diplomates africains en poste à Nairobi, l'ambassadeur Cyprien Habimana avait de solides contacts avec les services d'immigration et de sécurité du Kenya. Dès juillet 1994, il s'était rendu à l'aéroport avec des passeports vierges et une machine à prendre les photos d'identité, et avait accueilli les fuyards grâce à son laissez-passer. Lorsqu'on lui retira sa carte, c'est l'ambassadeur du Burundi, Joseph Bangurambona, qui prit le relais. Un diplomate burundais, qui a quitté depuis l'ambassade, affirme que des dizaines de passeports burundais ont ainsi été distribués à des Rwandais avant que Bangurambona ne soit relevé de ses fonctions quelques mois plus tard. L'ambassadeur du Rwanda aurait également organisé la vente aux enchères de stocks de thé rwandais bloqués dans le port de Mombasa pour un montant estimé à 5 millions de dollars.

« Nous sommes en alerte, et le Kenya ne permettra pas à de tels gens de résider ici », affirmait le 24 décembre Jackson Kalweo, ministre d'État kenyan. « En fait, les autorités kenyanes se foutent complètement de savoir si les criminels rwandais sont ici, dit un diplomate occidental. Mais le plus grave, c'est qu'elles le savent. » Étonnant, en effet, la facilité avec laquelle des présumés coupables de génocide peuvent entrer et sortir librement du pays. Peu avant la conférence de Nairobi sur les réfugiés du Rwanda, en janvier dernier, Jean Kamabada [Kambanda] et plus d'une quinzaine de membres de son « gouvernement en exil », dont beaucoup sont sur liste noire, ont tenu séance pendant plusieurs jours au Silverspring Hotel.

Ces dernières semaines, les dignitaires hutus n'ont cessé de s'agiter à l'approche du 6 avril, jour anniversaire de l'attentat qui coûta la vie au président rwandais. Un industriel de Kigali, François Mironko, ex-patron d'une grande usine de plastique, dispose d'un avion qui fait la navette entre Nairobi, Dar-es-Salam et Goma. La communauté tutsie n'hésite pas à parler de « complicité » avec les autorités kenyanes. Les diplomates européens, eux, évoquent les liens d'amitié entre l'ex-président Habyarimana et le président Daniel Arap Moi, les réseaux d'affaires et l'hostilité commune à l'encontre de l'Ouganda, proche du FPR désormais au pouvoir à Kigali .


Jean-Philippe CEPPI
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024