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L'absence de commentaires sur le départ des Français est au moins aussi
frappante aujourd'hui que l'était la violence des critiques lancées
contre l'opération « Turquoise » il y a deux mois. Qu'on se souvienne :
les organisations non gouvernementales criaient au néo-colonialisme, la
presse étrangère britannique et américaine en particulier fustigeait les
mauvaises intentions de la France en Afrique.
Il n'a pas fallu deux mois pour que tout change. Pour qu'au génocide des
uns succède la mort « naturelle » des autres et que l'« ingérence »
française devienne une simple opération humanitaire dont tout le monde
s'est pris à souhaiter que, finalement, elle dure. Les doutes à l'époque
fondés vu le soutien passé de Paris à l'ancien régime du président
Juvénal Habyarimana ont été noyés par l'actualité, les critiques se sont
tues et, comme s'ils faisaient amende honorable, leurs auteurs se
gardent aujourd'hui de tout commentaire sur la non-prolongation de
l'opération « Turquoise » alors que la question se posait encore, il y a
quelques jours : les militaires français ne pourraient-ils pas rester un
peu plus longtemps que prévu, le temps que la relève de l'ONU se mette
correctement en place ?
Cette discrétion s'explique sans doute aussi par la difficulté de tirer
un bilan, selon que l'on se place au jour d'aujourd'hui ou que l'on se
projette dans l'avenir. Nul ne contestera qu'à ce jour l'intervention
française a eu le mérite de sauver des milliers de vies, que ce soit
dans la « zone humanitaire sûre », créée dans le sud-ouest du pays, ou
dans la région zaïroise frontalière. Devenus spécialistes en la matière,
les militaires français ont brillamment exercé leurs talents de
sauveteurs. On ne leur a d'ailleurs jamais demandé de faire plus. Mais
c'est peut-être là, justement, dans les limites de leur action, que
résident les failles de l'opération.
La création de la « zone humanitaire sûre », comme le soutien apporté
aux camps de réfugiés où plus d'un million de Rwandais se sont
précipités, au Zaïre, a abouti au gel d'une situation gangrenée. Dans
les camps zaïrois, les soldats français ont effectué un travail
remarquable : ils ont enterré les morts, soigné les malades, apporté
l'eau, la nourriture, offert une aide logistique aux organisations non
gouvernementales. Bref, ils ont répondu à l'urgence. Or chacun sait que
les fameux camps sont sous le contrôle et la propagande des anciennes
forces armées gouvernementales en déroute et que c'est là que se prépare
la revanche.
Effets pervers
Avant de quitter le Rwanda, au terme de sa mission, le commandant de la
mission de l'ONU, le général canadien Roméo Dallaire, s'est permis de
pousser un « coup de gueule » : « Les mauvais éléments continuent d'agir
à découvert, s'est-il insurgé, ils sont nourris et soignés, et pendant
que l'on prend soin d'eux, ils fomentent des troubles pour des milliers
d'autres ! ». Une réponse humanitaire a été apportée à un défi
politique, entraînant des effets pervers, comme l'impunité des auteurs
du drame que l'on prétend résoudre et le risque de les voir se
réorganiser.
Les têtes pensantes du génocide anti-Tutsis, dont le ministère français
de la défense détient la liste, vivent aujourd'hui pour la plupart dans
des villas, au Zaïre, d'où ils continuent de propager la haine. Certains
d'entre eux, avant d'arriver là, s'étaient réfugiés dans la zone de
sécurité. Les militaires français auraient pu les y arrêter, tout comme
ils auraient pu mettre un terme à la propagande diffusée par la radio
des Mille Collines qui porte une lourde part de responsabilité d'abord
dans les massacres puis dans l'exode vers le Zaïre en interpellant ses
pseudo-journalistes. Ils ne l'ont pas fait, sous prétexte qu'ils n'en
avaient pas mandat.
Les Nations unies ont certes décidé, il y a déjà deux mois, de créer un
tribunal international. Mais qui peut encore croire que les bourreaux
seront un jour jugés ? La commission d'experts mise en place par l'ONU
vient à peine de commencer ses travaux et elle dispose de plusieurs mois
pour rendre ses premières conclusions. On voit mal, dans ces conditions,
comment les nouvelles autorités de Kigali, qui se disent pourtant
demandeuses, seraient encouragées à exercer une justice équitable.
Situation précaire
Comme au Zaïre, où un nouvel exode risque d'avoir lieu, la situation
reste précaire, au moment du départ, à l'intérieur de la zone de
sécurité créée en juillet. La « zone humanitaire sûre » (ZHS) porte mal
son nom : banditisme et exactions des milices hutues comme, peut-être,
des combattants du Front patriotique rwandais « infiltrés » n'y ont
jamais cessé. A leur arrivée, les soldats français ont certes permis à
des dizaines de milliers de Tutsis pourchassés d'échapper à la mort.
Mais ils ont aussi protégé, malgré eux, les milices hutues, et même
collaboré avec les personnalités de l'administration (préfets,
bourgmestres, etc.) impliquées dans le génocide.
Que va-t-il advenir dans cette poche où le nouveau gouvernement prétend
exercer sa souveraineté, de pair avec la relève de l'ONU ? La peur, chez
les Hutus, du Front patriotique rwandais (FPR), celle, chez les Tutsis,
des milices hutues, risque de créer une nouvelle situation d'anarchie.
Situation logique, puisque aucun problème politique n'a été résolu : en
dépit de quelques signes encourageants, le FPR n'a pas fait la preuve
d'une réelle volonté de réconciliation ; en dépit de son « bon coeur »,
la France n'a pas contribué à mettre les deux ex-belligérants devant
leurs responsabilités. Mais qui, à travers le monde, pourrait lui jeter
la pierre, alors qu'elle a été la seule à intervenir ? Sans doute pas
les Américains ni les Britanniques, qui se sont finalement impliqués,
mais dans une moindre mesure, et en restant eux aussi dans une logique
purement humanitaire.