Fiche du document numéro 1687

Num
1687
Date
Lundi 1er août 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
168640
Pages
2
Sur titre
Dans la perspective du retrait de l'armée française
Titre
Un nouvel exode massif est redouté au Rwanda
Sous titre
L'annonce faite par la France qu'elle n'entend pas prolonger, au-delà de la fin août, la mission qui lui a été confiée par l'ONU, dans le sud-ouest du Rwanda, et les lenteurs de la mise en place d'une nouvelle mission des Nations unies font craindre un nouvel exode massif de la population vers le Zaïre. Les réfugiés redoutent des représailles du Front patriotique rwandais (FPR), au pouvoir à Kigali. Quelque soixante mille réfugiés, qui sont déjà rentrés du Zaïre, ont commencé à propager le choléra. Face à cette menace, Médecins sans frontières (MSF) a installé un premier relais sanitaire sur la route qui relie Goma à la capitale. Deux cents soldats américains devaient se déployer samedi sur l'aéroport de Kigali.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
GIKONGORO de notre envoyé spécial

« Si les Français partent, nous partons avec eux. » Tout le long de la
route de montagne entre Cyangugu et Gikongoro à l'Est de la « zone
humanitaire sûre
 », les réfugiés qui ont fui l'avance du Front
patriotique rwandais (FPR) campent dans de petites huttes de branches,
de feuilles et de bâches au bord des routes, sur les collines. Ils
tiennent un discours à faire dresser les cheveux sur la tête de tout
anti-colonialiste. « Il faut un protectorat français ici », réclame un
ancien responsable, qui semble pourtant ne pas être impliqué dans les
massacres commis par les extrémistes hutus.

« Si les Français partent, nous partons car on a peur du FPR. Ils vont
nous massacrer. Il paraît que ceux qui sont rentrés (en zone FPR) ont
été exterminés
 », ajoute-t-il. réclamant l'anonymat, il admet volontiers
qu'il n'a pas de témoignage direct à produire à l'appui de ses propos.
Les représentants de l'ONU en ont ont eu connaissance, vendredi 29
juillet, d'un premier incident inquiétant.

Des personnes déplacées, qui rentraient chez elles en zone FPR, ont été
tuées, mercredi, par des soldats, à Kazizi, dans la région de Mabanza,
au nord de la « zone humanitaire sûre ». « C'est grâce aux Français
qu'on est encore en vie, dit une autre personne déplacée. S'ils
n'étaient pas venus, nous serions morts ou au bord du lac Kivu
 » (où se
sont déjà entassés près de deux millions de Rwandais, aujourd'hui
décimés par la fin, la soif et le choléra). L'opération « Turquoise » a
non seulement mis fin aux massacres mais arrêté la fuite de la
population. Soupçonnée de vouloir se faire pardonner, sous couvert d'une
opération « purement humanitaire », sa longue complicité avec l'ancien
régime, la France maintient qu'elle se retirera à l'expiration du mandat
de deux mois que lui a confié l'ONU. Mais se retirer aussi vite du
bourbier rwandais ne sera pas, pour elle, chose aussi simple.
« Nous n'avons pas confiance en la MINUAR » la Mission des Nations unies
au Rwanda, qui doit remplacer les troupes françaises disent en choeur
les personnes déplacées.

« Nous avons l'expérience de la première MINUAR, à Kigali, explique un
habitant qui a fui la capitale rwandaise. Lors des massacres, les
troupes de l'ONU n'ont rien fait.
 » Déjà mise à mal ici ou en Bosnie, la
crédibilité des Nations unies est en jeu. « Il faut éviter que la zone
se vide, sinon ce sera deux à trois fois pire que ce qui s'est passé à
Goma. Mais c'est à la MINUAR de voir comment elle règle son problème
 »,
a estimé, jeudi, l'amiral Jacques Lanxade, en visite à Gikongoro.
Le major Luc-André Racine, responsable du déploiement des troupes des
Nations unies, sait qu'une écrasante responsabilité repose sur lui.
« Pour que la transition se passe en douceur, nous allons épouser les
méthodes de travail des troupes françaises
 », explique le major
canadien, arrivé en éclaireur avec dix-huit observateurs de l'ONU. « On
veut travailler avec les Français pour montrer à la population que le
nouveau mandat de l'ONU va vraiment la protéger. Dans un premier temps,
nous allons contrôler la zone comme les Français le font, puis, peu à
peu, les représentants du gouvernement
  [de Kigali, dominé par le FPR]
s'installeront. Ce sera un processus pas à pas pour ne pas brusquer la
population.
 »

Jean de Dieu, charpentier de Gitarama, attend de voir. « Si la MINUAR
agit comme les Français, on reste. Sinon... Quand on a entendu les
rumeurs sur ce que fait le FPR à ceux qui rentrent, on a eu peur,
dit-il. Mais quand on a appris ce qui se passe à Goma, on a eu aussi
peur. On est ici, on ne sait pas quoi faire.
 »

L'immense majorité attend. « La situation est volatile. Les 500 000
déplacés peuvent aussi bien se lever, fuir vers le Zaïre ou rentrer chez
eux
 », estime un responsable de l'opération « Turquoise ». « Nous
voulons des troupes francophones pour pouvoir nous entendre avec eux
 »,
lance un professeur de géographie. Le FPR, dominé par des anglophones
formés en Ouganda, aurait pour le moment refusé la présence de troupes
africaines francophones qui commencent à relever les soldats français.
« La question de savoir si ces troupes pourront rester n'est pas réglée »,
dit le major. « Les Nations unies essayent de faire comprendre (cette
nécessité) à Kigali
 », a dit l'amiral Lanxade.

Séminaires de rééducation



Le FPR a parfois un discours inquiétant. « La population qui va rentrer,
nous allons la rééduquer ; légèrement pour les paysans, plus
profondément pour les plus éduqués, par exemple avec un séminaire d'un
mois sur l'histoire politique du pays
 », a dit, à Gisenyi, au nord de la
zone française, le lieutenant Faustin Kaliisa, chef local du département
politique du FPR. « Le discours du FPR n'est pas clair », estime un
responsable humanitaire, qui souligne que les organisations non
gouvernementales (ONG) sont très sérieusement encadrées dans la zone où
il opère. Pour apaiser la population, les responsables de l'opération
« Turquoise » ont « encouragé » le départ des responsables des massacres
et le maintien ou la mise en place de nouvelles autorités locales, non
compromises dans l'orgie sanglante.

Un « groupe d'initiative » composé d'intellectuels et
d'ex-fonctionnaires de l'ancien régime s'est créé pour négocier avec le
FPR la « transition en douceur ». « Il faudrait des déclarations des
nouvelles autorités, suivies de faits, comme la disparition des soldats
du FPR des villages ou des barrages sur la route du retour, dit le
porte-parole du groupe. Nous voudrions aussi qu'un tribunal
international soit formé pour éviter les abus, les revanches. Si ces
conditions ne sont pas réunies, la peur continuera de régner.
 »
L'attitude du FPR semble donc déterminante. « Si les gens entendent que
le FPR va leur couper les oreilles, ils vont partir, même s'ils ont une
gamelle pleine ", estime un responsable humanitaire. Mais, pour le
moment, les gamelles sont vides. Et si les gens ne sont pas rapidement
ravitaillés, ils vont aussi partir.
 » « Les gens ont peur de la faim plus
que du FPR
 », estime Innocent, réfugié dans le camp de Kibeho. « Certains
passent du côté FPR car les camions d'aide n'arrivent pas, d'autres vont
vers le Zaïre
 », assure-t-il.

« Pour le moment, il n'y pas beaucoup de gens qui meurent de faim mais
leur stock s'épuise. Ici ce n'est pas encore un désastre mais ça peut le
devenir très vite
 », juge Thomas Gonnet responsable de la mission Action
internationale contre la faim (AICF), qui va tenter de nourrir ici un
camp de plus de 100 000 personnes. Faute d'eau, les maladies pullulent,
le choléra s'est même déclaré au nord de la zone, tuant une vingtaine de
personnes. Moins de 50 % des besoins alimentaires sont couverts. Il n'y
a plus de stocks. Et les Français partent...
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024