Citation
Audition de MM. Edouard BALLADUR, Premier Ministre (1993-1995), Député de
Paris, François LÉOTARD, Ministre de la Défense (1993-1995), Député du Var, Alain
JUPPÉ, Ministre des Affaires étrangères (1993-1995), Député de la Gironde, et Michel
ROUSSIN, Ministre de la Coopération (1993-1994)
(séance du 21 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Ouvrant la séance, le Président Paul Quilès a rappelé que l’audition de
MM. Edouard Balladur, ancien Premier Ministre, Alain Juppé, François Léotard et Michel
Roussin, anciens Ministres, s’inscrivait naturellement dans le cadre des investigations de la
mission dont l’objet est de faire la lumière sur l’enchaînement des événements qui ont conduit
aux massacres perpétrés au Rwanda. Il a indiqué que la liste des personnes à entendre n’était
pas définitivement arrêtée et que la mission entendrait toutes les personnes et tous les
responsables civils, diplomatiques et militaires susceptibles d’éclairer sa réflexion, soit de
l’ordre d’une soixantaine d’auditions. Il a précisé que la mission analyserait l’ensemble des
documents officiels français concernant la crise rwandaise, certains devant être déclassifiés,
ce qui nécessitera plusieurs mois de travail. Il a souligné qu’il était prématuré de vouloir
d’ores et déjà tirer des conclusions des premiers travaux de la mission. Il a par ailleurs rappelé
que les travaux de la mission se situaient dans le cadre constitutionnel du contrôle
parlementaire de l’action gouvernementale.
M. Edouard Balladur a déclaré que c’était bien volontiers qu’il répondrait aux
questions de la mission. L’action au Rwanda du Gouvernement qu’il dirigeait ayant eu
plusieurs aspects, il a souhaité que MM. Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin
puissent l’accompagner, pour compléter et préciser son intervention.
Il a souligné que les informations qu’il apporterait ne concerneraient que l’action et
les décisions prises à partir du mois d’avril 1993, mais, la politique de la France au Rwanda
ne commençant pas le 29 mars 1993, il lui a semblé que la mission, pour être tout à fait
éclairée, devrait se pencher sur les raisons et les motivations qui ont servi de fondement au
resserrement des liens entre la France et le Rwanda dans les années quatre-vingts.
M. Edouard Balladur a souhaité avoir accès aux documents officiels qui portent la
trace de l’ensemble des décisions concernant la période où il dirigeait le Gouvernement et
pouvoir disposer de l’ensemble des comptes rendus des auditions de la mission, y compris
celles tenues à huis clos. A ce propos, il s’est demandé selon quels critères il avait été décidé
de procéder à des auditions à huis clos. Il a déclaré qu’un maximum de transparence lui
paraissait nécessaire, et que ce sentiment était aussi celui de nombreux officiers français
susceptibles d’être appelés à témoigner devant la mission. Enfin, il a précisé qu’il répondrait
ultérieurement aux questions qui exigeraient de procéder à des vérifications documentaires.
S’il lui a semblé plus qu’indispensable que la mission puisse faire la lumière sur le
déroulement des événements, il lui a paru tout aussi essentiel qu’elle puisse mettre en lumière
les raisons pour lesquelles une campagne politico-médiatique, relayée par les canaux les plus
divers, a été déclenchée, violente, partisane, souvent même haineuse contre le seul pays de la
communauté internationale à avoir tenté une action, avant comme après les accords d’Arusha,
avant comme après l’assassinat du Président rwandais, qui, on le sait, a été à l’origine des
massacres que la France, la première par la voix de M. Alain Juppé, alors Ministre des
Affaires étrangères, a qualifiés de génocide. Face à cette campagne qui suscite l’indignation
de tous ceux qui ont le souci du renom de la France, il s’est demandé quels étaient les intérêts
politiques, stratégiques, économiques, idéologiques de ceux qui l’ont animée et a souhaité que
la mission puisse aussi s’intéresser à cette question.
Il a ensuite exposé la situation du Rwanda en 1993 et la position de la France à cet
égard. Sur le terrain politique, le pays était, à cette époque et depuis de longues années, l’objet
d’affrontements violents entre ses deux communautés, hutue et tutsie. A plusieurs reprises au
cours du dernier siècle, les deux communautés s’étaient violemment opposées, ce qui avait
donné lieu à des massacres répétés. La minorité tutsie s’appuyant sur l’aide matérielle et
humaine apportée par l’Ouganda avait lancé, à partir de la frontière nord du Rwanda, des
opérations de reconquête et le début des années 1990 a été marqué par l’alternance
d’opérations militaires et de phases de négociations. De juillet 1992 à août 1993, une série
d’accords est intervenue sous le nom d’accords d’Arusha I, II, III et IV. En mars 1993, le
Rwanda comptait déjà un million de personnes déplacées, fuyant l’avance des troupes du
FPR. Il a fait remarquer que face à cette situation, les réactions de la communauté
internationale avaient été timides et de peu de portée. Ainsi, la mission d’observation des
Nations Unies à la frontière Ouganda-Rwanda, créée en juin 1993 par la Résolution 846 du
Conseil de Sécurité de l’ONU n’avait eu qu’une action limitée du fait de l’obstruction des
autorités ougandaises. La MINUAR créée en octobre 1993 en grande partie grâce aux
pressions exercées par la France -M. le Ministre Alain Juppé pourra le confirmer- sur les
Etats-Unis et sur l’ONU, et qui avait pour mission de surveiller une zone théoriquement
démilitarisée ne fut guère plus efficace.
Après la signature des accords d’Arusha IV durant l’été de 1993, la France décida de
réduire sa présence militaire qui passa d’un peu plus de 300 hommes en mars 1993 à quelques
dizaines au 1er janvier 1994 (24 selon ses sources), qui constituaient un détachement
d’assistance militaire technique. En ce qui concerne les livraisons d’armes, M. Edouard
Balladur a indiqué que le Gouvernement ne procéda, entre mars 1993 et la décision
d’embargo d’avril 1994, qu’à des livraisons extrêmement limitées -dont la liste, telle qu’elle
lui a été communiquée, est à la disposition de la mission- effectuées en vertu d’autorisations
délivrées par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de
guerre (CIEEMG) avant 1993. Il s’agissait, entre autres, de 7 pistolets ou revolvers, de
160 parachutes et de pièces de rechange pour véhicules militaires ainsi que de
1 000 projectiles pour mortiers de 60 mm, conformément à une décision d’autorisation
interministérielle datant de 1991. En avril 1994, il a précisé que la décision de ne plus livrer
d’armes, sous aucune forme, fut prise par son Gouvernement avant l’embargo décidé par les
Nations Unies.
L’attentat du 6 avril 1994 qui coûta la vie aux Présidents du Rwanda et du Burundi
déclencha de nouveaux troubles qui dégénérèrent rapidement en massacres. La communauté
internationale ne réagit pas, ou peu. La France décida de rapatrier d’urgence ses ressortissants
et se retrouva seule, face à un choix s’exprimant dans les termes suivants :
— une intervention sous forme d’interposition ; cette solution, présentée par ceux qui
en étaient les tenants, comme une manière de stopper l’avance des troupes du FPR, aurait
impliqué une action de guerre menée par des troupes françaises sur un sol étranger.
M. Edouard Balladur a précisé qu’il s’y était opposé, considérant que la France ne devait pas
s’immiscer dans ce qui apparaîtrait rapidement comme une opération de type colonial ;
— une intervention strictement humanitaire et exclusivement destinée à sauver des
vies humaines quelle que soit l’origine ethnique des personnes menacées, solution qu’il avait
lui-même proposée, contrairement à ce qui est parfois affirmé sans preuve. C’est ce choix qui
a été décidé, en accord avec le Président de la République comme en témoigne la lettre qu’il
lui a adressée, et qu’il tient à la disposition de la mission.
Cependant, dans la communauté internationale, une intervention humanitaire
suscitait une réticence générale et se heurtait à la passivité des Nations Unies. Il a rappelé
qu’afin d’enlever tout prétexte à l’inaction et à l’indifférence, il avait subordonné l’opération
Turquoise à certaines conditions : celle-ci devait être autorisée par le Conseil de Sécurité des
Nations Unies ; la France ne devait pas s’engager seule ; l’objectif de l’opération serait
strictement humanitaire ; l’opération serait limitée à une durée de deux mois.
La France reçut finalement le 22 juin l’autorisation qu’elle sollicitait du Conseil de
Sécurité à l’unanimité, mais, malgré de très nombreuses démarches françaises, aucun pays
développé ne s’associa à l’opération Turquoise (les Etats-Unis restaient traumatisés par
l’échec de leur opération en Somalie, la Belgique n’oubliait pas l’assassinat de ses Casques
bleus, l’Allemagne ne pouvait intervenir pour des raisons constitutionnelles, l’Angleterre
considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence historique et le fit savoir par la voix
de son Ministre des Affaires étrangères, l’Italie acceptait le principe d’un soutien qu’en
pratique elle ne mit pas en oeuvre). Quelques contingents africains -sénégalais, tchadiens,
nigériens, bassoguinéens, mauritaniens, congolais- participèrent donc, seuls, aux côtés de la
France, à cette opération.
Les difficultés de l’opération et de sa mise en oeuvre étaient connues dès l’origine.
Malgré l’hostilité de certains, la passivité de beaucoup, la France estimait cependant qu’il était
de son devoir d’essayer de sauver des vies. M. Edouard Balladur a précisé qu’il s’était rendu
devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, en compagnie de M. Alain Juppé, pour s’en
expliquer et dissiper tous les malentendus plus ou moins complaisamment entretenus. A la fin
de juillet, lors d’un déplacement au Rwanda, dans la zone démilitarisée, qu’il avait effectué en
compagnie de MM. François Léotard et Michel Roussin, il a pu constater la façon admirable
dont les soldats français accomplissaient leur mission humanitaire et a rappelé que l’opération
fut bien menée conformément aux principes définis : les soldats français désarmèrent et
neutralisèrent les milices hutues et les FAR qui se trouvaient dans la zone démilitarisée.
Le bien-fondé de l’intervention française éclata rapidement au grand jour : des voix
s’élevèrent partout pour demander à la France de rester, et très vite des critiques inverses des
précédentes lui furent adressées : l’opération Turquoise avait été décidée trop tard, elle était
d’une ampleur insuffisante.
Estimant que les faits sont parfaitement clairs, il a affirmé que la France n’avait pas
participé à des opérations militaires aux côtés des forces armées rwandaises en 1993 et 1994,
comme en témoignent la diminution de ses effectifs militaires réduits à quelques dizaines
d’hommes et l’arrêt de toute autorisation d’exportation des armes (selon ses informations) et
que grâce à elle, seule à être intervenue pour limiter l’horreur, plusieurs dizaines de milliers
de vies humaines ont été sauvées. Le Gouvernement français a estimé que le rôle de la France
n’était pas de monter une expédition coloniale, mais au contraire d’essayer de mettre en
oeuvre une opération humanitaire. Les autres pays n’ont rien fait.
M. Edouard Balladur a souhaité redire sa surprise et sa réprobation devant le
comportement de tous ceux qui, impuissants à rétablir la paix, incapables de sauver la vie des
Européens de Kigali, impuissants encore à mettre fin aux massacres ou à porter secours aux
populations martyrisées, mettent aujourd’hui en accusation le seul pays au monde qui a agi,
avec les moyens qu’il avait, et en surmontant les réticences de la communauté internationale.
Il a estimé que la mission parlementaire d’information, bien plus qu’utile, était
indispensable car il n’y a pas d’un côté les bons, de l’autre les mauvais, d’un côté les
bourreaux, de l’autre les victimes. Ce qui s’est passé avant, pendant, après ce génocide,
jusqu’à aujourd’hui, montre que la situation est autrement complexe. La clarté doit être faite.
Ce n’est donc pas la loi du silence qu’il faut respecter mais celle de la vérité et chacun a le
devoir de s’exprimer librement, complètement et impartialement devant la mission.
L’ensemble des responsables du Gouvernement qui ont eu à décider dans cette
dramatique situation sont là pour répondre aux questions, pour aider à comprendre le rôle de
la France, mais aussi pour permettre de défendre le renom de notre pays et celui de son armée.
M. Edouard Balladur a alors souhaité obtenir communication : des dossiers du
SGDN permettant de préciser les dates, la nature et les quantités des livraisons d’armes pour
la période 1993-1995, et pour la période antérieure ; des dates des autorisations d’exportation
délivrées par la CIEEMG de 1990 à 1995, n’ayant personnellement pas pu, malgré sa
demande, disposer à ce jour des informations nécessaires, enfin, des comptes rendus des
auditions des personnalités entendues à huis clos. Il a suggéré que la mission s’attache
également à l’étude des responsabilités des autres pays, quels qu’ils soient, qui ont pu
favoriser, soutenir, ou aider l’action des organisations qui se combattaient au Rwanda (les
services français devant être en mesure d’apporter les éclairages nécessaires), et qu’elle
recherche aussi l’origine et les formes prises par la campagne dirigée contre la France.
Il a précisé qu’il était prêt à revenir devant la mission si celle-ci le jugeait utile et a
souhaité pouvoir être entendu à nouveau, à sa demande, s’il l’estimait nécessaire.
M. Edouard Balladur a enfin fait part de ses réactions personnelles en sa qualité de
citoyen : ayant exercé la fonction de Premier Ministre, parfois dans des conditions difficiles,
avec tout le scrupule et toute la conscience morale dont il était capable, il a eu à prendre des
décisions graves, celle d’entreprendre l’opération Turquoise en a été une. Il s’agissait pour la
France de donner l’exemple. Elle l’a donné. Qui d’autre, à sa place, ou qui avec elle a
consacré autant de temps, autant d’argent -puisqu’il faut bien en parler- a envoyé autant
d’hommes pour empêcher, du moins pour limiter ces massacres abominables ?
Il a conclu en soulignant qu’il trouvait révoltant que l’action de la France puisse
servir aujourd’hui d’aliment ou de prétexte à une campagne dirigée contre elle et a ajouté que
ce sentiment était partagé non seulement par nos soldats, mais aussi par l’ensemble des
Français qui ont toutes les raisons, en la circonstance, d’être fiers de leur pays et de l’action
humanitaire qu’il est le seul à avoir menée.
Après avoir rappelé que la mission d’information procéderait à l’audition de toutes
les personnalités concernées par les événements avant et après 1994, le Président Paul
Quilès a indiqué que le critère de publicité des auditions répondait au souhait du
Gouvernement que les fonctionnaires civils et militaires soient en principe entendus à huis
clos. Il a confirmé à M. Edouard Balladur qu’il serait entendu à nouveau par la mission s’il le
souhaitait. Il lui a également indiqué que M. Bernard Cazeneuve, rapporteur, était déjà
intervenu auprès du Gouvernement pour obtenir des informations du SGDN et que M. Pierre
Brana, rapporteur, ferait des propositions d’auditions sur le thème de la responsabilité d’autres
pays, notamment sous l’angle de leur participation militaire.
M. Alain Juppé s’est ensuite exprimé en tant qu’ancien chef de la diplomatie
française et a tout d’abord distingué trois phases : de fin mars 1993 au 6 avril 1994, date de
l’attentat contre l’avion présidentiel, la recherche patiente et résolue du partage du pouvoir
entre les différentes forces qui se déchiraient au Rwanda, puis, du 6 avril jusqu’à la mi-juin
1994, les efforts incessants et multiples de la France pour convaincre la communauté
internationale d’intervenir au Rwanda, enfin l’opération Turquoise, du 22 juin 1994, date de
la résolution n° 929 du Conseil de sécurité des Nations Unies, au 21 août 1994, date du retrait
de nos troupes.
Il a déclaré qu’il était inexact d’affirmer que la France avait soutenu de manière
inconditionnelle le régime du Président Juvénal Habyarimana car la position constante du
Gouvernement français visait au contraire à favoriser la réconciliation et le partage du pouvoir
entre les deux ethnies hutues et tutsies, considérant qu’il s’agissait là de la seule solution
viable à long terme. C’est dans cet esprit que le Président Juvénal Habyarimana a été
encouragé à négocier, tant avec le FPR qu’avec l’opposition hutue modérée, et à transformer
les institutions rwandaises pour faire une place à chacune des forces en présence. Ces
négociations, commencées avant le Gouvernement de M. Edouard Balladur et poursuivies par
lui, ont abouti à la conclusion des accords d’Arusha I en 1992 et d’Arusha II en août 1993.
Dès mars 1993, le nouveau Gouvernement français a déployé tous ses efforts pour obtenir un
certain nombre de décisions : tout d’abord le renforcement du groupe d’observateurs
militaires envoyés par l’OUA au lendemain du premier cessez-le-feu de juillet 1992, entré en
vigueur le 1er août 1992 -il faut souligner qu’à cette époque beaucoup de pays fondaient des
espoirs sur l’OUA et non pas sur les Nations Unies, or l’efficacité de l’organisation africaine
n’a guère été convaincante- en second lieu, sur la base d’un rapport du Secrétaire général de
l’ONU, la mise en place d’une force d’observateurs à la frontière entre le Rwanda et
l’Ouganda, la MONUOR, qui arrivera en octobre 1993, et en dernier lieu la poursuite des
négociations d’Arusha. Il a souligné que l’action de la France, jointe à celle d’autres acteurs,
n’avait pas été inutile puisqu’un accord, ou plus exactement une série d’accords ont été signés
à Arusha le 4 août 1993 pour être mis en oeuvre sur une période de transition de
vingt-deux mois. M. Alain Juppé a signalé que le Président du FPR avait alors officiellement
adressé ses remerciements à la France pour la contribution qu’elle avait apportée à la
conclusion de ces accords.
Ceux-ci prévoyaient, notamment à partir du 15 décembre 1993, la mise en place d’un
gouvernement de transition à base élargie avec, comme Premier Ministre M. Faustin
Twagiramungu, la mise en place d’une assemblée nationale de transition dont les membres
désignés s’installeront le 18 mars 1994, enfin, le déploiement d’une mission des Nations
Unies, la MINUAR, comprenant, au 1er mars 1994, 2 300 hommes dont 935 Bengladais,
424 Belges et 400 Ghanéens et pas un seul Français. Ces accords prévoyaient également le
retrait des deux compagnies de parachutistes français envoyées en octobre 1990 dans le cadre
de l’opération Noroît pour protéger les 600 ressortissants français. Ce dispositif avait été
renforcé de février à mars 1993 par deux compagnies supplémentaires. Ce retrait sera effectif
le 15 décembre 1993 et seuls resteront sur le sol rwandais 24 coopérants militaires dans le
cadre d’un détachement d’assistance technique.
M. Alain Juppé a alors souligné les conséquences catastrophiques de la mort, le
6 avril 1994, des Présidents rwandais et burundais lors de l’explosion sous le feu d’un missile
sol-air de leur avion qui atterrissait à Kigali en provenance de Dar Es-SalaM. Cet assassinat a
provoqué le départ des responsables hutus modérés au moment où l’ancien Chef de l’Etat
rwandais avait fini par accepter une forme de partage du pouvoir et avait livré le pays aux
extrémismes. Il s’est interrogé sur les responsables de cet assassinat et a évoqué les pistes des
extrémistes hutus opposés aux accords d’Arusha, du FPR et de l’Ouganda. Il a rappelé que la
France avait demandé à l’ONU de diligenter une enquête officielle. Confiée au Secrétaire
général par le Conseil de Sécurité, elle n’a jamais abouti à aucune conclusion. Constatant la
ruine de tous ses efforts diplomatiques, la première réaction de la France a été d’évacuer
456 ressortissants français et 1 277 étrangers, essentiellement belges, et de prendre le contrôle
de l’aéroport de Kigali. Alors que la France procédait à cette opération avec un support
logistique d’autres pays à l’extérieur du Rwanda, le Conseil de Sécurité décidait à l’unanimité
le 21 avril de ramener les effectifs de la MINUAR de 2 548 à 270 hommes. Ce fut là la seule
réaction rapide des Nations Unies. La Belgique traumatisée par l’assassinat de onze de ses
Casques bleus plaidait pour un retrait immédiat et total et il a fallu toute l’action diplomatique
de la France pour que le désengagement soit plus progressif et provisoire.
M. Alain Juppé a également souligné que, dans le même temps, la France avait
solennellement dénoncé le génocide qui était perpétré au Rwanda.
Il a donné lecture de la déclaration qu’il avait communiquée à la presse, le 15 mai
1994, à l’issue de la réunion à Bruxelles du Conseil des Ministres de l’Union européenne et de
la réponse qu’il avait faite le 18 mai 1994 à l’Assemblée nationale au cours de la séance des
questions d’actualité. Ces deux interventions utilisent expressément le terme de génocide.
La France, à ce moment, tout en intensifiant son aide humanitaire en direction des
ONG basées à la frontière du Rwanda sous la forme notamment de ponts aériens, s’est
engagée à fond pour que les Nations Unies organisent une opération massive d’imposition de
la paix. C’est devant la carence de la communauté internationale et les obstacles mis par
certaines grandes puissances aux initiatives du Secrétaire général des Nations Unies qui
demandait, à cette époque, devant le génocide en cours, l’envoi de 5 000 Casques bleus,
qu’est née l’idée d’une intervention humanitaire d’initiative française. M. Alain Juppé a, à ce
propos, donné lecture d’un extrait de l’entretien qu’il a alors accordé à Libération pour
expliquer l’initiative française (entretien paru le 16 juin 1994). Il a reconnu que l’appel de la
France accompagné d’une intense activité diplomatique à New York, dans les grandes
capitales et dans les pays de la région était resté sans réponse malgré le soutien actif du
Secrétaire général des Nations Unies. Il a déclaré que l’opération Turquoise représentait un
sursaut de la France devant la passivité de la communauté internationale et la stratégie
d’attentisme de certaines grandes puissances. Il a précisé que dès le départ le Gouvernement
avait fixé les conditions et les limites de cette intervention : elle devait être autorisée par le
Conseil de Sécurité, la France ne s’engageait pas seule, l’objectif était strictement humanitaire
et il n’était pas question d’interférer dans le processus politico-militaire en cours, au moment
où les troupes du FPR déjà présentes au Rwanda à la suite des accords d’Arusha II recevaient
des renforts de l’Ouganda et du Burundi. Enfin, l’opération était limitée à deux mois afin
d’éviter une présence durable de troupes françaises puisque l’objectif de la communauté
internationale était le retour à l’application des accords d’Arusha qui avaient prévu leur
retrait. M. Alain Juppé a précisé qu’il avait le 22 juin 1994 informé les autorités du FPR, dont
certaines étaient très réticentes, sur les conditions dans lesquelles la France envisageait cette
intervention en recevant à Paris une délégation conduite par le Ministre Bihozagara.
Ainsi définie, l’opération Turquoise a reçu l’approbation du Conseil de Sécurité avec
l’adoption en quarante-huit heures, par dix voix contre cinq abstentions, de la résolution
n° 929, grâce au soutien actif du Secrétaire général des Nations Unies et a suscité l’admiration
du Secrétaire d’Etat américain, M. Warren Christopher, qui l’en avait personnellement
entretenu.
M. Alain Juppé a alors regretté qu’aucun pays développé ne se soit associé à
l’opération Turquoise : les Etats-Unis restaient hantés par le fiasco de l’intervention en
Somalie, la Belgique était paralysée par l’assassinat de ses Casques bleus et son statut
d’ancienne puissance coloniale, l’Allemagne était empêchée d’agir par ses dispositions
constitutionnelles, l’Angleterre considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence et
l’Italie, qui avait promis un soutien logistique, sera incapable de le fournir. Quant à l’UEO,
son soutien restera moral. Seuls, des contingents africains du Sénégal, de la Mauritanie, du
Niger, de l’Egypte, du Tchad, de la Guinée Bissau et du Congo, participeront dès la mi-juin
1994 à l’opération Turquoise et demeureront, pour plusieurs d’entre eux, au Rwanda après
son achèvement, dans le cadre de la MINUAR II.
D’emblée, l’intervention a été un succès, les massacres ont diminué et des centaines
de milliers de vies ont été sauvées. Les soldats français ont protégé des dizaines de sites de
regroupement de civils Tutsis et permis aux ONG d’accéder en toute sécurité à ces
populations. Pendant ce temps, l’avancée du FPR et les combats avec les FAR ont entraîné un
mouvement massif d’environ un million de réfugiés vers la frontière du Zaïre. Nous avons
alors été conduits à créer une zone humanitaire sûre dans le sud-ouest du Rwanda, à
l’intérieur de laquelle l’utilisation des armes fut proscrite. Cette création s’est faite avec l’aval
du Conseil de Sécurité et le FPR, informé, n’y a pas fait obstacle. La situation dans cette zone
a fait l’objet de rapports au Conseil de Sécurité. Pour autant, compte tenu des effectifs affectés
à l’opération Turquoise, il n’a pas été possible d’y procéder à l’arrestation de probables
criminels de guerre, le Conseil de Sécurité de surcroît n’ayant jamais accordé un tel mandat.
Par contre, la France s’est déclarée favorable à la mise en place et à la création par l’ONU
d’une juridiction pénale internationale chargée de juger les responsables du génocide.
L’opération Turquoise a dû également assumer une mission humanitaire et sanitaire d’une
ampleur imprévue résultant de l’épidémie de choléra survenue dans la zone de Goma où
s’étaient réfugiés au Zaïre des milliers de Rwandais fuyant le FPR. A l’issue du délai de deux
mois fixé pour son déroulement, l’opération Turquoise a cédé la place à la mission
MINUAR II qui a repris l’essentiel de son mandat.
En conclusion, M. Alain Juppé a déclaré qu’en retrouvant les déclarations à la presse,
les interventions diplomatiques, les réponses aux questions d’actualité, les auditions devant
les commissions parlementaires il ressentait une légitime fierté pour la façon dont la France
avait su montrer l’exemple : ses soldats ont appliqué leurs instructions avec efficacité et
humanité, sa diplomatie a donné mauvaise conscience à une communauté internationale
décidée à ne rien faire. Il a alors fait part de son incompréhension face à la remise en cause du
bien fondé de l’action de la France et a souligné l’admiration et la reconnaissance qu’il
éprouvait envers les soldats et les diplomates français qui nous ont permis de sauver
l’honneur.
M. François Léotard a souhaité faire état de trois sentiments : sentiments de
responsabilité, de fierté et enfin d’une certaine amertume. Il a d’abord déclaré que, sous
réserve de faute personnelle de tel ou tel, il assumait la responsabilité de tous les ordres
donnés aux militaires français. Il a précisé qu’il avait été amené à gérer au nom du
Gouvernement, sous la responsabilité du Président de la République, du Premier Ministre, et
du Ministre des Affaires étrangères, quatre missions d’assistance au Cambodge, en Somalie,
au Rwanda et en Bosnie-Herzégovine. Précisant qu’il rendait compte au Premier Ministre
chaque jour et au Président de la République chaque semaine, le lundi, il a réitéré qu’il
assumait la responsabilité de l’action militaire du Gouvernement français, lequel avait agi à
chaque fois sous mandat de l’ONU.
M. François Léotard a ensuite exprimé sa fierté pour l’opération menée. Il a rappelé
que les soldats français étaient intervenus, s’agissant de l’opération Turquoise, le lendemain
même du vote de la résolution n° 929 à 7 000 kilomètres du territoire français, avec courage,
compétence et dans la dignité et qu’ils l’avaient fait à la demande même des organisations
humanitaires qui considéraient qu’il leur était impossible de continuer à agir sans l’appui et
l’assistance des forces militaires. Précisant que l’opération Turquoise pouvait se résumer à la
formule : “ un million de réfugiés protégés par un millier d’hommes ”, il a affirmé avec force
que les Français avaient été les seuls à ensevelir les cadavres -il a d’ailleurs fallu prévoir pour
les soldats chargés de cette tâche un soutien psychologique- à lutter contre les épidémies, à
installer un hôpital de campagne et aussi à penser à fournir de l’eau potable. Il a rappelé
plusieurs chiffres : 94 000 consultations de réfugiés et de blessés, 10 000 jours
d’hospitalisation, 24 000 vaccinations. Il a tenu à souligner que ce n’est qu’après la mise en
place de l’opération française que d’autres pays, notamment les Etats-Unis, étaient arrivés et
que leur action s’était bornée à la logistique. Il a rappelé que la qualité et la nécessité de notre
action avaient été saluées par le Secrétaire général de l’ONU, M. Boutros Boutros Ghali, et du
Haut-Commissaire aux Réfugiés, Mme Ozata, dont il a demandé les auditions, et qui ont
publiquement exprimé à la France la reconnaissance de la communauté internationale.
Enfin, M. François Léotard, exprimant son amertume pour le fait qu’une action, aussi
incontestable, menée sous la pression de l’horreur et d’un sentiment de compassion et qui
honore la France ait pu être entourée d’un voile de suspicion, a estimé qu’il y avait là une
situation des plus troublantes et des plus incompréhensibles. Rappelant que lorsqu’il s’était
rendu à deux reprises au Rwanda les réfugiés l’avaient tous remercié, il a estimé que les
termes employés, notamment dans la presse, “ erreur d’analyse, complicité, hypocrisie,
silence... ”, étaient l’indice d’une campagne de dénigrement tout à fait scandaleuse dont il a
demandé que les tenants et aboutissants soient dégagés et éclairés, afin de découvrir qui en
sont les véritables bénéficiaires.
Rappelant qu’après avoir été député, puis Ministre, il était maintenant un homme tout
à fait libre, M. Michel Roussin a indiqué qu’il exposerait ce que les services dont il avait la
charge avaient fait sur le plan militaire et qu’en conséquence il évoquerait le rôle de la
Mission militaire de Coopération.
Il a rappelé que la Mission militaire de Coopération était constituée d’un petit
état-major de quarante personnes dirigé par un officier général et sur le terrain, en Afrique, de
600 militaires répartis dans plus de vingt-cinq pays, que dans ces pays les attachés militaires
de coopération étaient présents dans les états-majors ou les écoles et qu’il s’agissait de
techniciens exerçant des fonctions de formation et en aucun cas d’unités de combat.
Revendiquant son passé d’officier de carrière, il a fait observer qu’il était irréaliste de
penser pouvoir faire la guerre avec 600 personnes réparties dans vingt-cinq pays. Adoptant
une approche budgétaire, il a exposé que le budget de la Mission militaire de Coopération
était inscrit au chapitre 41-42, qu’à l’époque il se montait à 800 millions de francs, que, sur
cette somme, 490 millions de francs représentaient des soldes et des charges d’entretien du
personnel, 90 millions de francs correspondaient au financement de stages d’officiers
africains en France et au fonctionnement des deux écoles interafricaines de Bouaké en
Côte-d’Ivoire et de Thies au Sénégal et que les 180 millions de francs restants, consacrés à de
l’aide logistique, étaient répartis à raison de 4 à 10 millions de francs par pays.
Soulignant que l’ensemble de ces sommes était soumis à la procédure de contrôle des
dépenses engagées, il a réaffirmé que l’ensemble de l’action de son ministère était transparent.
Il a également précisé que les marchés d’armement devaient faire l’objet d’une autorisation de
la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre
(CIEEMG) et que les cessions de munitions à titre gratuit étaient elles aussi sous contrôle et
non sous la seule responsabilité du général commandant la Mission militaire de Coopération.
S’indignant qu’on ait pu dire qu’en tant qu’ancien Directeur de cabinet du Directeur
de la DGSE, il était nécessairement un homme de réseau, voire un “ ministre barbouze ”, il a
réaffirmé qu’il n’y avait rien à cacher au ministère de la Coopération. Précisant qu’il
répondrait sur toutes les questions, y compris sur les deux cohabitations ou sur les méthodes
de travail de son ministère, il a déploré qu’on tente de faire porter à ce ministère des
responsabilités douteuses.
Remerciant les intervenants pour leurs exposés liminaires, le Président Paul Quilès
a tout d’abord relevé l’importance des accords d’Arusha dont les observateurs estimaient à
l’époque de leur conclusion qu’ils auraient pu réussir. Il a à ce propos demandé si la France
avait su prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer leur mise en oeuvre et engager le
Président Habyarimana à les appliquer de bonne foi, notamment après l’assassinat du
Président du Burundi en octobre 1993. Il a également souhaité que soit précisée l’attitude de
la France vis-à-vis de l’émergence d’un extrémisme hostile à toute association au pouvoir du
FPR.
Evoquant la montée des tensions de la fin de l’année 1993 jusqu’en avril 1994,
l’augmentation du nombre de massacres et la polarisation politique croissante entre le FPR et
le régime Habyarimana, il a ensuite demandé à M. Alain Juppé quelles informations disposait
le ministère des Affaires étrangères à ce moment sur la situation au Rwanda.
Abordant l’affaire très nébuleuse de l’attentat contre l’avion présidentiel et rappelant
la détermination de la mission d’information d’éclaircir le fond de cette affaire et de faire le
tri entre les diverses thèses proposées, elles-mêmes plus ou moins étayées, il a demandé
comment on pouvait expliquer qu’aucune enquête n’ait été menée. Rappelant que M. Alain
Juppé avait évoqué l’incapacité ou l’impuissance de l’ONU à ce sujet, il s’est étonné que le
Gouvernement n’ait rien entrepris alors que des ressortissants français avaient été tués.
Précisant que selon certaines sources, une mission française de trois militaires s’était rendue
sur place pour retrouver les corps de l’équipage français, dans des conditions qui permettaient
de l’assimiler à un commando, il a demandé si ce commando avait pu rassembler d’autres
éléments, concernant par exemple l’autodirecteur du missile, permettant de confirmer l’une ou
l’autre hypothèse.
Evoquant alors l’opération Amaryllis et les critiques qui avaient été portées sur le
caractère restrictif de son mandat, il a demandé comment les personnels rwandais avaient pu
avoir accès aux avions, si une attitude avait été définie à l’égard des Rwandais, notamment
ceux d’entre eux qui travaillaient avec les institutions françaises et qui se sentaient menacés
d’assassinat, et si la critique selon laquelle un tri avait été fait entre les Rwandais était exacte.
Enfin, rappelant qu’à deux questions différentes, M. Alain Juppé et M. Michel
Roussin, alors qu’ils étaient en fonction, avaient tous deux répondu que c’était le ministère
des Affaires étrangères qui était en charge de la politique africaine française, il a souhaité
savoir quel avait été le rôle respectif du Ministre des Affaires étrangères et du Ministre de la
Coopération dans la gestion de la crise rwandaise.
M. Edouard Balladur a répondu que l’action de la France de 1993 à 1994, jusqu’au
déclenchement du génocide, avait poursuivi un double objectif ; il s’agissait d’abord d’un
appel constant à la raison et à la conciliation, dont les accords dits d’Arusha IV portent
témoignage, et d’un désir de voir la majorité hutue associer le FPR à l’exercice des
responsabilités politiques. Il a rappelé que jusqu’à l’attentat on avait pu croire que cette
politique réussirait. Il a souligné que, par ailleurs, cette action marquait un infléchissement de
notre politique par rapport à la période antérieure, se traduisant par la baisse des effectifs
militaires jusqu’à les réduire à un simple détachement d’assistance militaire technique et par
l’arrêt complet des livraisons d’armes. Il a rappelé que les accords d’Arusha IV lui semblaient
être un signe suffisant des efforts qu’avait faits la France pour convaincre le Président
Habyarimana d’adopter une attitude conciliante après qu’elle eut entrepris de réduire ses
forces et de mettre fin aux livraisons d’armes.
M. Alain Juppé a reconnu que de janvier à avril 1994 la situation au Rwanda était
tendue et que des massacres avaient lieu ici ou là, et a tenu à rappeler que, malgré les accords
passés en 1992, le Rwanda était, en fait, depuis plusieurs années dans un état de guerre que
l’on pouvait considérer, soit comme une offensive venue d’un Etat voisin, l’Ouganda, soit
comme une reconquête de leur territoire par une partie des Rwandais eux-mêmes. La politique
constante de la France a été de contribuer à faire baisser la tension et faciliter l’application des
accords d’Arusha. Les accords étaient complexes et les mauvaises volontés ne manquaient
pas, tant du côté de certains responsables du FPR que des extrémistes hutus, qui espéraient
détenir la totalité du pouvoir sans le partager.
M. Alain Juppé a précisé que le Président Habyarimana avait été reçu à Paris par le
Président de la République, que lui-même l’avait vu à Paris le 11 octobre 1993, à la suite des
accords d’Arusha, et qu’il avait profité de cette rencontre pour l’inciter à accepter ces accords
alors qu’ils prévoyaient en particulier une limitation très forte de ses pouvoirs présidentiels.
Puis, tout en retirant son dispositif sur le territoire rwandais à partir du 15 décembre 1993, la
France s’était efforcée de convaincre les Nations Unies de mettre en place le plus rapidement
possible la MINUAR I.
M. Alain Juppé a interprété l’attentat du 6 avril 1994 comme l’expression de la
volonté de mettre un terme à l’application des accords d’Arusha et estimé qu’il avait été
commis par ceux qui jugeaient, en le craignant, que ce processus était en train de réussir.
M. François Léotard a souligné qu’au moment de l’attentat, l’aéroport de Kigali
était sous le contrôle des troupes belges. Le missile qui a atteint l’avion, un SAM-16, de
fabrication soviétique, était en dotation dans l’armée ougandaise et au FPR, et non dans
l’armée rwandaise qui n‘avait pas de menace aérienne à redouter. Cet avion était en
provenance de Dar Es-Salam et devait transporter, outre les Présidents Habyarimana et
Ntaryamira, le Président Mobutu, qui s’est désisté au dernier moment.
M. François Léotard a indiqué qu’une unité du FPR contrôlait depuis décembre 1993
les abords de l’aéroport, en application des accords d’Arusha, et qu’elle avait contraint tous
les avions qui y atterrissaient à emprunter un axe bien défini, qui lui permettait de les tenir
dans la ligne de mire de ses armes.
L’avion présidentiel a décollé de Dar Es-Salam dans l’après-midi et son heure
d’arrivée était prévisible.
M. François Léotard a fait remarquer que la présence dans l’avion du Chef
d’état-major rwandais semblait exclure a priori l’implication de l’armée rwandaise dans
l’attentat.
Il a fait état de saisies de communiqués et d’interceptions de conversations entre
membres du FPR montrant une forte satisfaction à la suite de l’attentat -le mot “ victoire ” y
figurait- et faisant allusion à la présence dans l’avion des “ trois tyrans ”, Mobutu étant
supposé s’y trouver. Il a indiqué qu’aucun élément d’information n’avait pu être recueilli sur
place du fait du bouclage immédiat des lieux, rendant impossible l’accès aux débris de
l’avion.
M. François Léotard a souligné que l’opération Amaryllis, qui avait de nombreux
précédents en Afrique, a consisté en une action classique d’évacuation, dans laquelle priorité
était donnée aux ressortissants européens, selon une pratique constante, mais que des
personnes de nationalité rwandaise ont été également concernées. Il a déclaré ne pas savoir si,
sur place, une discrimination avait été instaurée entre les ethnies lors de l’évacuation.
M. Alain Juppé a précisé que les décisions d’évacuation avaient été prises sur place
par l’Ambassadeur de France, M. Marlaud, et les responsables d’Amaryllis, au milieu d’une
ville en proie aux massacres, avec des sites inaccessibles, le téléphone étant coupé.
L’évacuation a été organisée à l’ambassade et sur certains lieux de regroupement.
M. Alain Juppé a insisté sur le fait qu’aucun tri n’avait été effectué en fonction de
l’origine ethnique des personnes et souligné qu’affirmer le contraire sans apporter la moindre
preuve était particulièrement grave.
M. François Léotard a signalé que l’opération avait été particulièrement
dangereuse, comme en témoigne l’état du dernier avion de retour à sa base, qui avait été criblé
de balles.
M. Alain Juppé a fait observer que les relations entre les ministères des Affaires
étrangères et de la Coopération relevaient d’une question de cours. Le ministère des Affaires
étrangères conduit l’action diplomatique de la France sous l’autorité du Président de la
République et du Premier Ministre. Le ministère de la Coopération est chargé de la
coopération, sous ses différents aspects. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, la
coordination ne posait pas de problèmes. Une réunion sur la politique africaine se tenait
chaque semaine alternativement à l’Elysée et Matignon, respectivement sous la présidence du
Conseiller pour les Affaires africaines du Président de la République ou du Conseiller
diplomatique du Premier Ministre, et des conseils restreints réunissant les Ministres concernés
se tenaient périodiquement sous la présidence du Président de la République.
M. Michel Roussin a mis l’accent sur les relations étroites entretenues par le
ministère de la Coopération avec la Direction des Affaires africaines du ministère des Affaires
étrangères, manifestées notamment par une réunion hebdomadaire. Des divergences de vue
sont toujours possibles mais il est clair, pour chacun, que la politique des affaires étrangères
de la France relève d’abord du Quai d’Orsay.
M. René Galy-Dejean a remercié MM. Edouard Balladur, Alain Juppé et Michel
Roussin de leurs propos liminaires dont il a estimé qu’ils avaient fait appel à la raison et
contribué à dépassionner le débat.
A M. Edouard Balladur, M. René Galy-Dejean a demandé des précisions sur
l’ampleur des livraisons d’armes au Rwanda et l’importance des effectifs français, civils ou
militaires, dans ce pays avant 1993 et comment pouvait s’expliquer un tel engagement.
Auprès de M. Alain Juppé, il s’est inquiété de savoir si des puissances extérieures à
la région des Grands Lacs avaient aidé le FPR et quelle aurait été la nature de cette aide,
notamment sur le plan militaire.
Enfin, M. René Galy-Dejean, reprenant les propos de M. Edouard Balladur selon
lesquels ce dernier n’excluait pas d’éventuelles livraisons d’armes entre 1993 et 1995, malgré
des déclarations officielles affirmant qu’elles avaient cessé le 6 avril 1994, s’est demandé s’il
pouvait exister une possibilité que des armes aient été livrées au Rwanda après cette date.
M. Edouard Balladur a rappelé que le nombre de Français était passé de 400 début
1993 -il avait été encore plus important lors de l’opération Noroît- à 24 personnes fin 1993.
M. Edouard Balladur a estimé que ce chiffre de 400 personnes ne pouvait être
considéré comme particulièrement élevé, eu égard à l’existence d’accords de coopération qui
liaient la France et le Rwanda depuis 1975. Il n’y avait là rien d’extraordinaire. La baisse de
ces effectifs à partir d’avril 1993 est due à la volonté d’accompagner les accords d’Arusha et
de pousser à leur application.
M. Edouard Balladur a indiqué qu’il ne disposait d’aucune information sur les
exportations d’armes au Rwanda de 1990 à 1993 et a rappelé qu’il avait demandé au Président
Quilès de saisir le Gouvernement afin que lui soient communiqués les chiffres concernant les
exportations d’armes au Rwanda entre 1993 et 1995. Il a regretté ne pas avoir encore obtenu
ces précisions. Il a repris les indications de son propos liminaire concernant les livraisons
d’armement dont il a eu connaissance de 1993 à 1994, en vertu d’autorisations accordées en
1990, 1991 et 1992 et a réaffirmé qu’à sa connaissance, il n’y avait eu aucune livraison
d’armes au Rwanda à partir du 8 avril 1994.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information était en possession
de l’accord de coopération de 1975 et que faire la lumière sur les exportations des armes à
destination du Rwanda au cours de la période considérée figurait parmi ses objectifs
essentiels.
M. Alain Juppé a précisé que le ministère des Affaires étrangères est représenté au
sein de la CIEEMG. Il a rappelé que le 8 avril 1994 le SGDN avait décidé la suspension de la
validité de toute exportation d’armes et de matériels de guerre à destination du Rwanda et du
Burundi, y compris la validité des procédures en cours, et a indiqué que cette mesure
conservatoire avait été confirmée le 28 avril par la CIEEMG et le 5 mai par le cabinet du
Premier Ministre, conformément à la décision du comité restreint du 3 mai 1994, alors que le
17 mai seulement une résolution n° 918 du Conseil de Sécurité déclarait l’interdiction de la
vente et de la livraison d’armes et de matériels de guerre au Rwanda. Il a fait remarquer que la
Commission internationale d’enquête sur la situation dans la région des Grands Lacs avait
donné acte des mesures prises par la France. Il a indiqué enfin que le ministère des Affaires
étrangères n’avait pas eu connaissance d’une aide extérieure à la région des Grands Lacs
ayant bénéficié au FPR.
M. Michel Roussin a précisé que la dernière livraison d’armes sur stock ancien au
titre des cessions gratuites avait eu lieu le 3 mars 1993.
M. François Léotard a indiqué que les dernières livraisons en février et mars 1994
concernaient des matériels médicaux. Il a rappellé que les forces françaises présentes à
l’aéroport civil de Goma au Zaïre n’avaient pas pour mandat de contrôler les arrivées d’avions
privés qui auraient pu transporter des armes.
M. Jacques Myard s’est félicité que les événements aient été replacés dans leur
contexte. Il a déclaré que l’orchestration déjà ancienne d’une campagne contre la France
masquait en fait une lutte d’influence géostratégique qui n’échappait à personne et qu’il fallait
bien admettre que le travail honorable et légitime accompli par la France n’était évidemment
pas apprécié par tous les autres Etats. Se référant au caractère très classique de l’accord
d’assistance technique passé avec le Rwanda, il s’est demandé comment dans ces conditions
les Forces de l’armée rwandaise (FAR) bénéficiant soi-disant d’un soutien français
extraordinaire pouvaient avoir été vaincues militairement par le FPR, “ mieux armé et
supérieur en nombre ” et qui avait armé le FPR. Il a souligné le caractère risqué que revêtait,
selon lui, l’opération Turquoise et a souhaité connaître l’état d’esprit qui prévalait à l’époque
chez les responsables politiques de cette opération, qui paraissaient inquiets.
M. Edouard Balladur a fait remarquer que chacun peut constater que les rivalités
ethniques sont tour à tour utilisées par telle ou telle puissance extérieure et que in fine la
question se posait de savoir qui a voulu évincer la France de cette zone géographique et au
profit de qui. Il a estimé qu’il serait probablement intéressant d’étudier cette question à
l’heure actuelle, quatre ans après le génocide. Pour sa part, la France liée au Rwanda par un
accord classique, vieux de vingt ans, a fait en sorte que les protagonistes s’entendent et
coopèrent.
Il a à nouveau souligné que l’opération Turquoise était à la fois courageuse et risquée
et a rappelé qu’elle avait suscité des réactions de la communauté internationale allant du
scepticisme à l’hostilité. Il a rappelé que cette intervention avait été initialement considérée, à
tort, comme une opération de sauvetage de la majorité hutue et du Gouvernement
Habyarimana et de barrage anti-Tutsi, destiné à stopper l’avance du FPR.
Il s’est vivement opposé à une vision de la France qui aurait pris parti pour l’un ou
l’autre des deux camps et a indiqué que, pour lever toute suspicion de cet ordre, l’action
humanitaire française s’était déployée dans le sud-ouest du pays avec une logistique
implantée dans un pays extérieur. S’agissant de l’armement du FPR il s’est borné à constater
qu’il avait sa base en Ouganda.
M. Alain Juppé a rappelé que le Rwanda, placé sous la tutelle de la puissance
coloniale belge jusqu’en 1962, avait connu en 1959, 1963, 1966, 1973 des vagues de
massacres interethniques. Il a souligné qu’en Ouganda le Président Museveni avait été porté
au pouvoir, entre autres, par 7 000 à 8 000 Tutsis chassés du Rwanda et qu’il était lui-même
issu d’une ethnie voisine. Dans les années 1990, on constate l’existence au Rwanda d’un
gouvernement légal avec un président élu en 1978, en 1983 et en 1988, Juvénal Habyarimana.
Incidemment on remarque qu’au Burundi et au Rwanda c’est un président hutu qui est
démocratiquement élu et que cela se traduit à terme par son assassinat. Il a estimé qu’il serait
bon que quelques investigations historiques corrigent quelque peu la vision d’un pouvoir
corrompu et dictatorial face à un FPR, force de libération nationale parée de toutes les vertus.
Il a souligné que l’avancée du FPR en territoire rwandais n’avait pas suscité un sentiment de
libération des populations mais au contraire avait provoqué la fuite d’un million de personnes
vers l’ouest du pays.
S’agissant de la mise en oeuvre de l’opération Turquoise, il a insisté sur le soutien
total et constant donné au Premier Ministre par l’ensemble de ses Ministres. Il a souligné que,
lors du retrait de nos forces, comme prévu, fin août 1994, de nombreux pays, le Secrétaire
général de l’ONU et les ONG avaient, à ce moment, dénoncé le départ de la France et
manifesté leur inquiétude face à l’espace vide laissé par elle, la MINUAR ayant quelques
difficultés à se mettre en place. Tout a été fait pour qu’il n’y ait pas de dérapage et il serait
intéressant de retrouver les images des soldats français acclamés par les foules rwandaises
dans la misère comme des sauveurs.
M. François Léotard a rappelé qu’au plus fort de l’offensive on a estimé à 10 000 le
nombre d’Ougandais présents avec du matériel dans l’armée du FPR. Il a souligné que des
militaires du FPR avaient été envoyés à Phoenix aux Etats-Unis pour y suivre une formation
et apprendre l’utilisation de missiles antiaériens. Des matériels de l’armée ougandaise ont par
ailleurs été retrouvés -des camions notamment- sur les lignes de front.
Il a indiqué que la France, lors de l’opération Turquoise, avait loué des avions lourds
de transport à longue distance à la Russie et à l’Ukraine et que des appareils de la compagnie
Air France avaient également été utilisés. Il a précisé que la force française était constituée
par des soldats professionnels issus de l’infanterie de Marine, des corps de légionnaires et de
commandos spéciaux. Il a confirmé que, dans le principal camp de réfugiés de l’intérieur du
Rwanda, on lui a indiqué que les soldats français avaient permis de faire cesser les pillages et
les massacres de femmes et d’enfants.
M. Bernard Cazeneuve s’est demandé si l’implication de 10 000 Ougandais n’était
pas de nature à modifier l’analyse rwando-rwandaise que l’on peut faire de ce conflit en
s’interrogeant sur l’aspect plus régional voir international des événements. Il a cité un extrait
du rapport de l’Ambassadeur Georges Martres où ce dernier souligne que “ nous
n’obtiendrons pas un appui efficace des Nations Unies, le Secrétaire général de l’OUA tenant
à conserver la responsabilité du maintien de la paix au Rwanda et disposant en cela de
l’assentiment des Anglo-Saxons ”. Ne peut-on pas expliquer par cet élément le phénomène
d’attentisme international et quelle interprétation donner du rôle joué par l’OUA et les
Etats-Unis au lendemain du déclenchement du génocide ?
Il a rappelé que certains avaient considéré que l’opération Turquoise avait permis le
départ en toute impunité d’auteurs d’actes de génocide et a demandé si l’on disposait
d’informations étayant cette thèse.
S’adressant à l’ancien Ministre de la Coopération, il a constaté que, d’une part, les
termes des accords d’Arusha prévoyant l’intégration d’un certain nombre d’hommes du FPR
dans l’armée rwandaise, d’autre part, les efforts importants de restructuration politique et
militaire demandés au Président Habyarimana, impliquaient des coûts non négligeables qui
nécessitaient une augmentation de notre aide au développement.
Il s’est interrogé sur la politique d’aide au développement que nous avons menée au
cours de cette période difficile à l’égard du Rwanda, sur celle menée par les autres pays
bailleurs de fonds européen et américain et s’est demandé ce qu’aurait pu être une politique
d’aide et d’accompagnement au processus de démocratisation que nous avions semble-t-il
commencé à mettre en oeuvre.
M. Edouard Balladur a rappelé qu’il avait été clairement dit que le FPR avait ses
bases en Ouganda, que des militaires ougandais étaient présents dans les troupes du FPR et
que des Tutsis avaient suivi une formation militaire aux Etats-Unis et il lui a semblé que ces
informations étaient suffisamment explicites, sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter.
S’agissant d’une éventuelle évacuation des auteurs d’actes de génocide, il a précisé que
naturellement aucune sélection n’avait été effectuée pour sauver des bourreaux et laisser des
futures victimes en danger. S’étant rendu sur place avec MM. François Léotard et Michel
Roussin, il a évoqué la difficulté de la situation qui mettait en présence près d’un million de
personnes massées le long de la frontière et désireuses de se réfugier dans la zone
démilitarisée et quelques dizaines ou centaines de soldats français par poste. Il a précisé qu’il
était impossible de distinguer parmi les personnes déplacées, les victimes et les bourreaux, et
que sans doute figuraient parmi les réfugiés recueillis des Rwandais impliqués dans les
massacres. Mais cela n’est pas le fait de la France qui n’a évidemment pas procédé à une
sélection.
M. Alain Juppé s’est interrogé sur la possible répétition de l’histoire s’agissant de la
situation au Zaïre en 1997, qui pourrait peut-être également faire l’objet d’une future mission
d’information. Aux termes de la résolution du Conseil de Sécurité autorisant l’opération
Turquoise, les troupes françaises n’avaient pas reçu mandat d’arrêter les extrémistes hutus et,
au fur et à mesure de la progression des troupes du FPR vers Kigali, près d’un million de
réfugiés ont franchi la frontière entre le Rwanda et le Zaïre pour se rendre à Goma. Les
troupes françaises ne tenant aucun poste frontière, elles n’avaient pas, par conséquent, les
moyens de sélectionner les extrémistes hutus. Le reproche a également été fait aux troupes
françaises de n’avoir pas fait taire la Radio des Mille Collines ; cette mission n’entrait pas
dans le cadre de leur mandat mais dès que sa localisation, d’ailleurs extérieure aux frontières
du Rwanda, a pu être réalisée, il a été possible de mettre fin à ses émissions.
S’agissant de l’aide au développement fournie par la France entre la conclusion des
accords d’Arusha et le 6 avril 1994, le premier message que le Gouvernement a fait passer
auprès du Président Habyarimana, en annonçant le retrait le 15 décembre 1993 du dispositif
Noroît contrairement à son souhait, visait à l’inciter à aller dans le sens de ces accords, le
second message précisait que la France était prête à accompagner le redressement
économique du pays en étudiant toutes les propositions émanant du gouvernement de
transition, concernant en particulier le soutien à l’Etat de droit, l’aide aux réfugiés et aux
rapatriés, la démobilisation. Il convient de rappeler ici les 40 millions de francs d’aide
humanitaire accordés par la France et les quatre ponts aériens qu’elle a mis en oeuvre.
M. Michel Roussin a précisé que le ministère de la Coopération avait poursuivi
l’aide à l’Etat de droit, dans le droit fil du discours de La Baule, cette politique étant d’ailleurs
appliquée vis-à-vis de l’ensemble des pays avec lesquels la France avait conclu des accords de
coopération. La France, en poursuivant son aide, s’est trouvée isolée dans son action, malgré
les plaidoyers faits à Bruxelles à l’adresse de ses partenaires européens pour consentir un
effort en faveur du Rwanda. Toutefois, la France a interrompu sa coopération dès lors que la
crise a atteint son paroxysme, mais quelques mois plus tard, elle l’a reprise dans le domaine
médical et humanitaire avec le nouveau Gouvernement rwandais. Il n’y a pas eu de
désengagement.
M. Jean-Bernard Raimond a souhaité savoir comment et dans quelles conditions,
en 1993, le Gouvernement conduit par M. Edouard Balladur avait pris connaissance de la
situation de crise existant au Rwanda et de la politique française à l’égard de ce pays.
S’agissant des livraisons d’armes, il s’est interrogé sur l’existence d’éventuelles autorisations
de livraisons n’émanant pas de la CIEEMG qui auraient pu ne pas être portées à la
connaissance du Premier Ministre.
Il a souhaité savoir si, après l’attentat contre l’avion présidentiel, le Gouvernement
avait eu des hésitations sur la conduite à tenir entre une intervention militaire plus rapide et
des opérations humanitaires. La Commission des Affaires étrangères ayant sous la précédente
législature publié un rapport d’information sur les politiques d’intervention dans les conflits
qui concluait au caractère exemplaire de l’opération Turquoise, du fait de sa limitation dans le
temps et de sa conduite sous commandement national, sans interférence des Nations Unies, il
s’est interrogé sur le fait de savoir si cette chaîne de commandement national n’avait pas été
un élément clef de la réussite de l’opération.
M. Edouard Balladur a tenu à préciser les différentes étapes des procédures de
décision en matière d’intervention militaire extérieure. Il a indiqué que le Président de la
République recevait chaque semaine le Premier Ministre, le Ministre des Affaires étrangères
et le Ministre de la Défense et, avec une régularité moindre, le Ministre de la Coopération.
Avant les Comités de Défense qui suivaient pratiquement tous les Conseils des Ministres se
tenait, à l’initiative du Premier Ministre, une réunion des membres du Gouvernement
concernés par les affaires militaires et diplomatiques en cours, en présence de représentants
du Président de la République. Cette procédure permettait de faire en sorte que le Président de
la République soit informé des intentions du Gouvernement et de préparer l’entretien
préalable au Conseil des Ministres qu’il avait avec le Président François Mitterrand. Le
Gouvernement a pris conscience assez rapidement de la nécessité de normaliser la situation au
Rwanda, notamment en s’efforçant de faciliter la conclusion d’un accord permettant
d’associer toutes les parties au gouvernement du pays, thèse qui a constitué la substance des
accords d’Arusha IV. La France s’est alors désengagée progressivement tant en ce qui
concerne les effectifs militaires que les livraisons d’armes. L’assassinat du Président et les
massacres qui ont suivi ont remis en cause tout ce processus.
Il a précisé qu’à sa connaissance la CIEEMG n’avait pas délivré d’autorisation
d’exportation de matériels de guerre depuis le mois d’avril 1993, mais que quelques livraisons
de peu d’importance avaient été effectuées en vertu d’autorisations accordées antérieurement.
En conséquence, s’il n’y a pas eu de décision d’interrompre les livraisons avant 1994 c’est
qu’il n’y avait pas de raisons de le faire. C’est le 8 avril 1994, que le Secrétaire général pour
la Défense nationale, haut fonctionnaire placé sous l’autorité directe du Premier Ministre, a
pris la décision de stopper toute livraison, quelle qu’elle soit. Il a estimé qu’il excluait
totalement que les fonctionnaires français, militaires ou civils, n’aient pas respecté les
décisions prises en la matière.
Il lui est apparu excessif de parler d’hésitations dans la politique à conduire, bien
qu’il soit exact que certains responsables aient envisagé une intervention militaire, notamment
à Kigali. Toutefois, un accord est très rapidement intervenu entre le Président de la
République et lui pour rejeter cette hypothèse qui aurait pu entraîner la France dans un conflit
ou l’exposer à être mise en accusation par des puissances de la région. Deux options ont été
effectivement envisagées, mais le choix a porté sans ambiguïté sur une action humanitaire
limitée dans le temps, autorisée par les Nations Unies et s’appuyant sur la frontière d’un Etat
voisin. Il a souhaité rendre hommage à tous les pays africains qui se sont associés à l’action
de la France permettant ainsi d’écarter toute qualification d’opération de type colonial pour
cette action internationale conduite sous commandement français.
L’essentiel des forces déployées (80 %) pour mener à bien l’action humanitaire dans
le cadre de l’opération Turquoise au Rwanda était d’origine française ce qui explique qu’elle
se soit déroulée sous commandement national et, dans ces conditions, il eut été inacceptable
qu’il en ait été autrement. Il faut certainement considérer qu’un commandement national
constitue un gage de réussite de ce type d’opération mais il paraît souhaitable que ce ne soit
pas toujours la France qui en ait la charge dans la mesure où d’autres pays pourraient avoir
d’autres motifs pour intervenir.
S’agissant des livraisons d’armes au Rwanda, M. Michel Roussin a précisé que la
décision du Secrétaire général de la Défense nationale de les suspendre, le 8 avril 1994, faisait
suite à une importante demande du Gouvernement rwandais adressée le 7 avril à la France,
passée dans le cadre de nos accords et qui concernait dix-sept postes différents de livraisons
de munitions ou de matériels. Le Secrétaire général a alors confirmé les décisions antérieures
et refusé cette livraison.
Le Président Paul Quilès a rappelé que le principe de cessions de matériels et
d’armements était contenu dans l’accord de coopération de 1975.
Après avoir remercié M. Edouard Balladur d’avoir précisé la position du
Gouvernement français pendant cette période, M. Pierre Brana a suggéré que les quatre
Ministres soient de nouveau entendus pour répondre aux nouvelles questions que la mission
d’information pourrait se poser. Il a noté que les Ministres s’étaient inscrits en faux contre les
déclarations de certains intervenants devant la mission faisant état de distinctions entre Hutus
et Tutsis par les militaires français au cours de l’opération Amaryllis. Il a souhaité avoir des
précisions sur les instructions données aux forces militaires, notamment sur leur attitude à
l’égard des auteurs présumés du génocide ou des personnes armées. Il a demandé à
M. Edouard Balladur s’il y avait eu à l’époque un plein accord ou des divergences entre le
Président de la République, le Gouvernement et la cellule africaine de l’Elysée. Il a également
demandé des précisions sur la nature des troupes qui avaient bouclé les lieux de la catastrophe
aérienne et avaient pu ainsi recueillir en premier des preuves dont aucune n’a été
communiquée. Il a interrogé M. Michel Roussin sur la nature de la mission
qu’accomplissaient les trois officiers français présents dans l’avion abattu et a souhaité
connaître les raisons ayant conduit à les déclarer morts en service commandé. Enfin il a
estimé important d’entendre des responsables des différents services français de
renseignements, DGSE et DRM, pour avoir des informations sur l’influence des pays
limitrophes dans les événements et sur les livraisons d’armes ayant transité par eux.
M. Kofi Yamgnane a souhaité savoir si des militaires français s’étaient
effectivement trouvés présents auprès de l’épave de l’avion présidentiel après l’attentat et si la
boîte noire de l’appareil avait été récupérée.
M. François Lamy s’est interrogé sur les objectifs et les instructions donnés tant au
contingent français lors de l’opération Noroît qu’au détachement militaire de la Mission
d’Assistance et de Coopération. Il a demandé s’ils procédaient uniquement à l’instruction des
forcées armées rwandaises ou s’ils instruisaient aussi des milices liées à certains partis
politiques hutus. Il a également demandé des précisions sur le rôle des 24 coopérants
militaires qui sont restés après le départ de l’opération Noroît. Après avoir fait état de la
conclusion de la Commission d’enquête du Sénat belge selon laquelle le Gouvernement belge
aurait disposé d’informations précises révélant la préparation d’un génocide, il a souhaité
savoir si le Gouvernement français avait disposé des mêmes informations. Enfin, il s’est
enquis de la présence de militaires français en dehors de la zone de sécurité au sud-ouest du
Rwanda lors de l’opération Turquoise.
M. Roland Blum a évoqué la polémique sur l’origine du missile qui a abattu l’avion
du Président rwandais et a demandé à M. François Léotard son sentiment sur l’hypothèse
formulée par certains, de missiles provenant d’un lot saisi par l’armée française en Irak et
acheminé en France, ce qui ne peut se faire sans laisser une trace.
M. Michel Voisin s’est interrogé sur la nature des relations entre le Rwanda et la
cellule africaine de l’Elysée, la situation du Rwanda lui paraissant avoir relevé de manière
préférentielle de la Présidence de la République.
M. Edouard Balladur a indiqué que son Gouvernement s’était toujours occupé
activement des affaires africaines et a rappelé qu’il avait lui-même pris l’importante décision
de dévaluation du franc CFA dont l’Afrique francophone a eu à se féliciter. Il a observé que le
Gouvernement et le Président de la République n’étaient pas forcément d’accord sur tous les
sujets au départ, mais qu’il y avait toujours eu un souci permanent de donner à l’arrivée
l’image la plus cohérente et la plus unie de la politique extérieure de la France. A cet égard, il
a souligné que, dès le début du génocide, il s’était mis d’accord avec le Président de la
République pour faire prévaloir la solution qui lui paraissait la plus conforme aux intérêts de
la France et des populations concernées. Il a déclaré que le Gouvernement avait assumé
l’ensemble de ses responsabilités sans que jamais la cellule élyséenne ait interféré, dans un
sens ou dans un autre. Il a rappelé qu’il présidait, tous les mardis soirs, une réunion sur tous
les problèmes extérieurs, y compris ceux concernant les pays africains, à laquelle participaient
les ministres concernés, le Secrétaire général de l’Elysée, le Conseiller Afrique du Président
de la République ainsi que son Chef d’état-major particulier. Il a affirmé qu’il n’aurait jamais
accepté que les décisions collectives, prises avec l’aval du Président de la République, soient
remises en cause.
M. François Léotard a rappelé que les instructions données aux militaires français
de l’opération Turquoise, avec l’accord du Conseil de Sécurité, visaient à désarmer
l’ensemble des personnes présentes sur la zone, à regrouper et à protéger les réfugiés, mais
qu’elles ne comportaient aucune instruction de combat. Au contraire, il convenait d’éviter que
les forces françaises ne soient engagées dans des opérations militaires et soient au contact des
forces du FPR. Des négociations eurent lieu sur le terrain avec le FPR afin d’éviter les
combats. Il a souligné que les organisations non gouvernementales avaient demandé une
protection militaire car elles ne s’estimaient plus en mesure d’accomplir leurs missions et que
c’était d’ailleurs à partir de cette expérience qu’était née la conception nouvelle d’une
intervention humanitaire protégée par des militaires.
M. François Léotard a ensuite indiqué que des militaires français s’étaient
effectivement éloignés de la zone humanitaire, jusqu’à Butare, mais qu’ils y étaient
rapidement revenus. La zone humanitaire sûre a été délimitée par la France en Conseil de
Défense et proposée au Conseil de Sécurité des Nations Unies.
En ce qui concerne l’attentat, M. François Léotard a exposé qu’à sa connaissance,
c’étaient les FAR qui avaient bouclé les lieux, le commando du FPR présent à Kigali en
application de l’accord d’Arusha, qui contrôlait les abords de l’aéroport de la façon déjà
décrite, ne s’étant pour sa part rendu sur les lieux que de nuit et à bord de véhicules de l’ONU.
Il a ajouté que d’aucuns disaient que M. Museveni, le Président de l’Ouganda, était intervenu
tardivement lors de la conférence de Dar Es-Salam, comme s’il était désireux de retarder le
départ des deux Chefs d’Etat rwandais et burundais.
Sur la boîte noire, il a indiqué qu’il ne disposait d’aucun élément, la DGSE n’ayant
alors pas d’agent sur place et ceux de la DRM ne s’étant mis en position qu’au moment de
l’opération Turquoise ; il a rappelé que la mission de la DRM, depuis sa création par
M. Pierre Joxe, se limite en effet à l’accompagnement des opérations extérieures.
A l’attention de M. Roland Blum, M. François Léotard a estimé qu’il ne voyait pas
comment le missile qui avait abattu l’avion présidentiel aurait pu transiter par des mains
françaises, c’est-à-dire par des services dont ce n’aurait pas été la mission ou le mandat, alors
même que ces services font l’objet de contrôles et doivent rendre compte de l’utilisation de
leurs munitions.
En revanche, il a rappelé que cette arme, d’origine soviétique, était en dotation dans
l’armée ougandaise et dans celle du FPR et que des militaires du FPR étaient allés aux
Etats-Unis se former à l’utilisation de ce type de missile sol-air.
S’agissant de la mission Noroît, il a indiqué que c’est M. Pierre Joxe qu’il faudrait
interroger pour la période où les forces françaises étaient en situation d’interposition,
lui-même n’ayant connu que la période où leur mission était la formation de l’armée
rwandaise, c’est-à-dire bien l’armée légale et en aucun cas les milices.
Enfin, il a indiqué que la présence de militaires français hors de la zone Turquoise
avait pu être liée au fait qu’au début de l’opération, lors de la délimitation de la zone, les
Français étaient allés assez loin, peut-être jusqu’à la ville de Butare et jusqu’à la route qui
conduit de Kigali au Burundi, avant de se replier ensuite sur une zone plus réduite. Il a exposé
en effet que leurs instructions interdisaient aux militaires français tout contact militaire hostile
avec le FPR et expliqué que lorsque le Gouvernement avait su qu’il y avait un tel risque, il
avait été demandé aux officiers d’entrer en relation avec le FPR pour éviter que de tels
affrontements aient lieu.
M. Edouard Balladur a alors suggéré au Président Paul Quilès que, si lui-même ou
des membres de son Gouvernement devaient revenir devant la mission, les questions puissent
leur être communiquées à l’avance afin que les réponses soient les plus précises possibles.
Le Président Paul Quilès a retenu cette suggestion.
M. Alain Juppé, rappelant que la presse rapportait qu’il y aurait eu dans le
Gouvernement de l’époque un partage entre les partisans et les adversaires de l’intervention, a
affirmé que lui-même en était partisan et que s’il fallait le refaire, il le referait de la même
manière, avec la même conviction et le même enthousiasme. Il a ajouté qu’il n’y avait eu au
Gouvernement aucun débat quant au point de savoir si c’était une mission d’interposition
militaire ou une mission à caractère humanitaire, mais que tous, sur ce point, avaient été en
phase, sous l’autorité du Premier Ministre, et que c’est ainsi qu’avait été mise en place
l’opération Turquoise.
Il a exposé qu’il n’avait aucun souvenir d’une information qui serait parvenue de
Belgique au ministère des Affaires étrangères sur un génocide en préparation. Evoquant
l’éventualité que le Gouvernement belge ait pu bénéficier de plus d’informations que le
Gouvernement français du fait de la présence sur le terrain, à cette époque, de la MINUAR I,
composée de 2 300 hommes dont 424 Belges, il a suggéré que la question des actions
entreprises par la MINUAR pour s’opposer à la préparation du génocide soit posée, mais à
d’autres que le Gouvernement français. Il a confirmé en revanche qu’on savait bien que la
situation était tendue au Rwanda, dans la mesure où aucune des parties n’envisageait de gaieté
de coeur l’application intégrale des accords d’Arusha.
Le Président Paul Quilès a confirmé que la question suggérée par M. Alain Juppé
serait posée aux responsables belges et à ceux de l’ONU, s’ils acceptaient de venir devant la
mission.
Evoquant alors l’action des 24 coopérants militaires qui avaient été maintenus au
Rwanda, M. Michel Roussin a répété qu’ils menaient des opérations de formation,
essentiellement dans les états-majors et à l’exclusion de toute autre puisque, suivant les
directives du Chef du Gouvernement, le dispositif Noroît avait été “ démonté ”.
Rappelant que deux de ces coopérants, des gradés de la Gendarmerie, avaient été
assassinés à la machette après l’attentat contre l’avion présidentiel, ainsi que l’épouse de l’un
d’eux, il a expliqué que pendant la crise les coopérants avaient procédé non pas à des
opérations de renseignement plus ou moins interlopes mais à des opérations de protection de
leurs compatriotes, jusqu’à ce que soit mise en place l’opération Amaryllis à laquelle ils
avaient alors pris part.
Il a rappelé que l’Assemblée nationale avait à l’époque rendu hommage aux deux
gradés de la Gendarmerie nationale et aux trois pilotes français de l’avion présidentiel.
Quant à l’attribution à ceux-ci du titre de mort en service commandé, M. Michel
Roussin a fait valoir qu’il s’agissait de trois officiers pilotes de transport, dont un ancien du
GLAM, anciens officiers de carrière employés sous contrat par un pays ami pour en
transporter le Président. Il a estimé que, eu égard à leur carrière militaire, au fait qu’ils étaient
morts pour la France puisqu’ils avaient été tués en accomplissant une mission pour laquelle ils
avaient été mis à la disposition d’un gouvernement ami par l’administration française, en
l’occurrence le ministère de la Coopération, pensant également aux familles et à l’honneur des
armées, il lui avait paru légitime de proposer de décréter, selon une procédure bien connue au
ministère de la Défense, la mort en service commandé. Enfin, il a rappelé que le fait que le
décret attribuant la Légion d’Honneur à ces trois hommes était signé du Président de la
République était lui aussi dû, très normalement, au statut d’officier de ces pilotes.
Après avoir remercié les intervenants d’avoir surmonté leur prudence en ce qui
concerne l’implication des Etats-Unis en Afrique, au Zaïre et en Ouganda notamment, et
estimé qu’il était démontré que les Etats-Unis avaient armé le FPR avant et après le génocide,
M. François Loncle s’est demandé si l’implication américaine n’avait pas été sous-estimée
par les services de renseignement, ce qui avait pu conduire à des différences d’analyse au sein
du Gouvernement ou à la Présidence de la République. Il a ensuite souhaité savoir si ses
interlocuteurs, compte tenu de leur expérience à la fois de parlementaires et de membres du
Gouvernement, ne pensaient pas que les accords d’assistance militaire devraient faire
obligatoirement l’objet d’une ratification par le Parlement.
M. Alain Juppé a souhaité dissocier les interrogations formulées par M. François
Loncle. Notant d’abord que celui-ci affirmait que l’implication américaine dans la zone était
réelle, il a estimé que cette assertion serait peut-être confirmée par les conclusions de la
mission d’information. Evoquant ensuite la sous-évaluation qui aurait pu en être faite par le
Gouvernement, il a estimé qu’une telle analyse pourrait être justifiée si la France avait engagé
une confrontation militaire de bloc à bloc, mais que telle n’avait pas été sa politique,
puisqu’au contraire, au moins à partir de mars-avril 1993, elle avait utilisé toute sa capacité de
pression, qui n’était pas mince, sur les autorités officielles du Gouvernement rwandais pour
parvenir à un partage du pouvoir et non à la victoire d’un camp sur l’autre. Il a rappelé que ce
conflit durait depuis des décennies, voire des siècles, qu’il n’y avait aucune issue dans
l’écrasement de l’une des deux ethnies par l’autre, mais que la seule solution possible était au
contraire la réconciliation et le partage du pouvoir. Il a ajouté que l’un des buts constants de la
France avait été de provoquer la réunion d’une Conférence des Grands Lacs, associant
l’ensemble des pays de la région et les grandes puissances intéressées, pour trouver un
règlement politique stable. Il a conclu en considérant que la France avait peut-être sous-estimé
la volonté de certains à agir autrement que par la voie politique et diplomatique, c’est-à-dire
par la force.
S’agissant des services de l’Elysée, M. François Léotard a ajouté qu’à l’époque la
personne qui lui avait semblé définir, dans ses interventions, avec le plus de précision et de
sens de la stratégie et de l’histoire les rapports de force entre les Anglo-Saxons et les Français
dans cette région du monde, c’était le Président de la République lui-même.
M. Edouard Balladur a, pour sa part, estimé qu’on ne pouvait ériger en principe la
ratification obligatoire par le Parlement des accords de coopération militaire. Il a ajouté que
l’existence d’un accord avec le Rwanda était connue de tous, même si tous, dont lui-même,
n’en connaissaient pas le détail.
Il en a conclu qu’il n’était pas opérationnel de se réfugier derrière un raisonnement
juridique et que, s’il allait de soi que mieux valait que le Parlement fût informé lorsque le
Gouvernement signait des accords très importants, on ne pouvait pas ériger en principe
l’interdiction pour le Gouvernement de signer quelque accord que ce soit sans en référer au
Parlement.
Le Président Paul Quilès a rappelé qu’un rapport était en préparation sur cette
question au sein de la Commission de la Défense.
Après avoir estimé que la question posée par le Premier Ministre “ pourquoi s’en
prendre à la France ? ” était fort juste et qu’il fallait s’y associer, M. Jean-Claude Sandrier
a considéré qu’il fallait aussi se demander pourquoi la France était présente au Rwanda et
donc qu’il fallait analyser la politique menée par le Gouvernement, non seulement au Rwanda
mais dans cette région de l’Afrique, ses motivations et ses objectifs, et si elle était en
continuité avec celle des Gouvernements précédents.
Il s’est ensuite interrogé sur les motivations qui avaient conduit le Gouvernement à
ne pas interrompre les livraisons d’armes avant 1994, alors même qu’existaient à l’époque au
Rwanda de fortes tensions, se traduisant par des massacres.
Il a estimé que la mission devrait également déterminer s’il y avait eu des livraisons
d’armes après cette date et, dans ce cas, quels canaux avaient été utilisés et quelles étaient les
responsabilités.
S’étonnant ensuite que M. Edouard Balladur se soit félicité à la fois du retrait de la
France du Rwanda fin 1993 et de son retour en 1994, il s’est demandé pour quelles raisons on
était parti pour revenir deux mois après le génocide.
Enfin M. Jean-Claude Sandrier a souhaité savoir si le Gouvernement de l’époque
avait eu vent d’un éventuel entraînement des milices gouvernementales rwandaises par
l’armée française, comme cela avait pu être évoqué dans la presse, et demandé des précisions
sur le nombre de stagiaires militaires rwandais instruits en France avant d’être envoyés dans
les zones de combat après avril 1994.
M. Edouard Balladur a rappelé que, dès lors qu’un accord avait été obtenu à
Arusha, grâce notamment aux efforts diplomatiques français, la décision avait été prise
d’alléger très considérablement la présence française au Rwanda et d’arrêter quasiment les
exportations d’armes. Les seules livraisons effectuées, d’un faible montant, l’ont été en
application d’autorisations valant engagement, prises en 1990, 1991 et 1992. Parmi ces
livraisons, une seule est significative, celle concernant 1 000 projectiles pour mortier de
60 mm, en vertu d’une autorisation de 1991, le reste étant composé par exemple d’un pistolet
357 Magnum livré le 26 novembre 1993 ou de parachutes à une armée qui n’avait quasiment
plus d’aviation.
Une fois les accords d’Arusha signés, la France a souhaité limiter sa présence à la
Mission de Coopération, supposant que ces accords seraient appliqués. Elle a ensuite renvoyé
des hommes dès lors que les massacres ont commencé. Il n’y a aucune contradiction dans ce
retrait et ce retour : la situation a évolué, le Gouvernement s’est adapté.
M. Alain Juppé est revenu sur la soi-disant contradiction qui aurait consisté, pour
les Français, à partir puis à revenir. Le retrait du dispositif français au Rwanda, relayé par la
MINUAR I, est un élément d’accompagnement des accords d’Arusha. Le retour des Français
fait suite au départ des Casques bleus, au début du génocide et à l’impuissance de la
communauté internationale à substituer la MINUAR II à la MINUAR I. Il faut être cohérent :
on ne peut à la fois reprocher à la France d’avoir favorisé le génocide et être allée au Rwanda
pour l’arrêter.
M. Alain Juppé a insisté sur la nécessité pour la France d’être présente en Afrique en
raison non seulement de ses responsabilités historiques mais aussi en raison de ses intérêts
dans ce continent. La France a aidé ces pays à sortir de la misère et elle devrait se retirer au
moment où ils connaissent une certaine croissance ! Ce serait irresponsable de la part d’un
Gouvernement français de baisser les bras et de renoncer à cette présence en Afrique. Il n’est
bien sûr pas question de revenir à une attitude de type colonial, il faut tenir compte de
l’évolution de la démocratie en Afrique, inventer de nouvelles formes de coopération. Mais la
nécessité pour la France de continuer par sa présence à favoriser le développement des pays
africains devrait être un sujet de consensus.
M. François Léotard a observé que les noms et fonctions des militaires étrangers
formés dans les écoles militaires françaises n’étaient pas protégés par le secret défense et la
mission d’information, si elle le désirait, pourrait demander leur communication à l’état-major
des armées.
Il a rappelé que la France formait des militaires et non des miliciens. Elle a contribué
uniquement à la formation de l’armée régulière d’un gouvernement légitime.
M. Edouard Balladur a affirmé qu’il y avait eu une inflexion de la politique
gouvernementale avec son arrivée à Matignon, qui a consisté à favoriser la recherche d’un
accord entre toutes les parties et, à partir de là, alléger la présence française au Rwanda.
M. Edouard Balladur a fait valoir que cela ne signifiait pas renoncer à une présence
économique et culturelle française dans ce pays pour laisser la place à d’autres, qui n’hésitent
pas à répandre des calomnies sur l’attitude de la France au Rwanda.
M. Guy-Michel Chauveau est revenu sur la période de septembre-octobre 1993 et a
demandé à M. Alain Juppé quelle avait été l’attitude du Président Habyarimana au cours de
leur rencontre. Il s’est également interrogé sur l’action de la France dans les pays voisins du
Rwanda à cette même époque, et notamment au moment de l’assassinat du Président
burundais, M. Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993.
M. Alain Juppé, après avoir cité des extraits des accords d’Arusha, a précisé que le
Président Habyarimana n’avait pas fait preuve d’un enthousiasme excessif à l’idée de devoir
renoncer à une grande partie de son pouvoir. Cela dit, après une période d’hésitation très
longue, il avait finalement accepté le processus prévu par les accords d’Arusha, notamment
sous l’effet des pressions françaises. Un gouvernement de transition avait été mis en place,
qui comprenait des ministres FPR. Une assemblée de transition avait été désignée. C’est ce
processus, dont certains craignaient la réussite, qui a été interrompu par l’attentat du 6 avril
1994.
La France a multiplié les actions pour soutenir la réconciliation, que ce soit auprès de
l’OUA ou des pays de la région des Grands Lacs. M. Alain Juppé a tenu à rendre hommage
aux diplomates français qui ont fait preuve à cette occasion d’une activité considérable.
M. François Léotard a suggéré que la mission d’information entende le Secrétaire
général de l’ONU et le responsable du Haut Commissariat aux Réfugiés de l’époque.
Le Président Paul Quilès a répondu que ces demandes avaient déjà été faites et il a remercié
MM. Edouard Balladur, Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin pour leur
témoignage. Il a estimé que leurs réponses étaient de nature à faire progresser la mission dans
la recherche de la vérité.