Citation
Audition de M. Jacques DEPAIGNE
Ambassadeur au Zaïre (28 juillet 1993-12 janvier 1996)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jacques Depaigne, en
poste au Zaïre de juillet 1993 à janvier 1996. Il a rappelé que la mission avait
souhaité entendre l’Ambassadeur pour mieux apprécier ce qu’avait été, au
cours de cette période, la politique suivie par les autorités zaïroises
concernant à la fois les négociations d’Arusha et la participation du Zaïre à
l’opération Turquoise.
M. Jacques Depaigne a tout d’abord précisé que, bien qu’ayant été
Ambassadeur au Zaïre à l’époque du génocide, il était resté assez loin des
événements, notamment au moment de l’opération Turquoise car, même
avant l’installation d’une cellule du ministère des Affaires étrangères à Goma,
l’Ambassadeur de France à Kinshasa avait pour instruction de ne pas se
rendre sur le terrain. Lors de la venue des ministres et du Premier Ministre
dans le Kivu, il était entendu qu’ils venaient voir les soldats français et non
les Zaïrois.
Il a également souhaité cadrer le tableau quelque peu surréaliste du
Zaïre de l’époque en indiquant que la situation s’y était vite aggravée, qu’à
son arrivée à Kinshasa le Gouvernement de M.Birindwa venait d’être
nommé et qu’il avait instruction-ce qui est étrange pour un Ambassadeur- de
n’avoir aucun contact avec lui. Seul le Maréchal Mobutu était considéré
comme légitime, mais ce dernier habitant à 1500 kilomètres, les rencontres
n’étaient pas très fréquentes. Pendant plusieurs mois, y compris au début du
génocide, le Gouvernement zaïrois était considéré comme infréquentable et
l’une des raisons pour lesquelles aucun déplacement n’avait été effectué,
c’est qu’il ne fallait pas courir le risque d’être accueilli par l’un de ses
ministres.
Il a répété que, par conséquent, il était resté éloigné des événements
et qu’il avait l’impression que l’ensemble du processus, depuis les discussions
de paix jusqu’à « l’invasion », comme disait le Gouvernement zaïrois, devenu
fréquentable avec l’arrivée de M. Kengo Wa Dondo après le mois de juillet,
avait été totalement subi par le Zaïre. Le degré de délabrement de l’ensemble
des structures de l’Etat zaïrois était tel -comme on a pu le vérifier à l’entrée
de M. Laurent-Désiré Kabila- que la capacité zaïroise en n’importe quel
domaine, que ce soit pour organiser l’accueil des réfugiés, essayer de les
repousser ou de contrôler leur entrée, s’était révélée tout a fait insuffisante.
Lorsque le flot des réfugiés était entré dans le pays, l’armée zaïroise
avait exercé un minimum de contrôles. Les armes lourdes des ex-forces
armées rwandaises avaient été saisies et les FAR plus ou moins regroupées
mais ces actions avaient été conduites avec approximation, de telle sorte
qu’une véritable gestion de la situation était impossible. Néanmoins, les
armes, dont la restitution était devenue un des sujets essentiels de discussion,
avec le retour des réfugiés que réclamaient les Zaïrois, au fil des mois, lors
des discussions bilatérales engagées entre le Gouvernement de M.Kendo Wa
Dondo et les responsables rwandais, notamment au niveau du ministère de
l’Intérieur, avaient en réalité été conservées par les Zaïrois comme moyen de
pression sur les Rwandais.
M. Jacques Depaigne a souligné que le leitmotiv du Gouvernement
zaïrois était le départ des réfugiés qui furent, petit à petit, considérés comme
la cause de tous les ennuis dans cette région. Le Ministre de l’Intérieur de
l’époque, devenu ensuite Ministre des Affaires étrangères, M.Kamanda Wa
Kamanda, avait imaginé un système très difficile à mettre au point: il aurait
souhaité que soit instituée une fiction d’extra-territorialité et que l’on
transfère les camps du Zaïre au Rwanda mais en considérant leur périmètre
comme zaïrois pour qu’ils continuent de bénéficier de la protection du HCR
et soient soustraits à la pression des forces rwandaises. Naturellement, cette
demande n’avait pas pu aboutir et, au fil des mois, l’impression s’était
installée que le Gouvernement ne contrôlait rien, ce qui était d’ailleurs le cas
pour pratiquement n’importe quel domaine et de manière particulièrement
frappante pour tout ce qui concernait le traitement du problème des réfugiés.
Pendant ce temps, le Maréchal Mobutu se montrait incapable d’agir
véritablement, faute de relations satisfaisantes avec ses collègues des pays
environnants et également en raison de son peu d’inclination à suivre un
dossier et à conduire une stratégie.
M. Jacques Depaigne a fait observer en conclusion que l’absence du
Maréchal Mobutu au sommet de Dar Es-Salam s’expliquait très bien et que,
sur le moment, elle n’avait même pas posé de questions particulières. Le
Maréchal ayant convoqué les deux principaux protagonistes, il avait fait, en
quelque sorte, son « numéro », ce qui devait lui suffire. De plus, la qualité de
l’accueil qui lui aurait été réservé par ses autres collègues n’était pas
suffisamment garantie pour qu’il pense devoir effectuer le déplacement.
Le Président Paul Quilès a demandé quelle avait été l’appréciation
portée par les autorités zaïroises ou par le Maréchal Mobutu sur le contenu
des accords d’Arusha au moment de leur conclusion et de leur entrée en
vigueur.
M. Jacques Depaigne a répondu que ces accords étaient
officiellement appréciés, comme s’inscrivant dans une évolution jugée
-toujours officiellement- positive mais il a fait remarquer que c’était aussi une
époque où il n’y avait guère d’opinion représentative au Zaïre. La presse,
très nombreuse, était pour l’essentiel d’opposition et on n’entendait pas
véritablement de voix officielles s’exprimer. Il a ajouté que le Maréchal
Mobutu avait clairement choisi son camp et a indiqué qu’il n’était pas certain
qu’il n’ait pas émis quelques réserves.
Le Président Paul Quilès a rappelé que, même s’il avait choisi son
camp, il était venu avec les représentants du FPR à la réunion de 1991.
M. Jacques Depaigne a précisé que cette circonstance ne l’avait
pas empêché de choisir son camp et qu’il avait d’ailleurs parfois manifesté en
privé un sentiment de solidarité bantoue, expression entendue chez les
responsables zaïrois.
Le Président Paul Quilès a demandé en quoi consistait cette
solidarité.
M. Jacques Depaigne a indiqué que c’était quelque chose de
vague, répondant à ce qui était encore un fantasme : la notion d’une grande
région tutsie réunissant le Rwanda, le Burundi, le Kivu et l’Ouganda.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si, au nom de « la
solidarité bantoue », le Maréchal Mobutu avait pu intervenir auprès du
Président Habyarimana pour favoriser l’entrée en vigueur des accords
d’Arusha, ou pour l’alerter contre la montée des tensions ethniques.
M. Jacques Depaigne a répondu que tel était, en tout cas, ce que la
France demandait au Maréchal de dire par des canaux divers, le Maréchal
ayant de nombreux contacts avec les dirigeants francophones en dépit du sort
difficile qui lui était réservé.
Le Président Paul Quilès a demandé si c’était le message que
l’Ambassadeur transmettait et si le Maréchal appliquait cette
recommandation.
M. Jacques Depaigne a précisé que le message ne transitait pas
forcément par le canal de l’Ambassadeur et que le Maréchal avait appliqué
cette recommandation puisqu’il ne s’était pas activement opposé au
processus d’Arusha.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir comment s’étaient
déroulées les négociations entre le Zaïre et la France au moment de
l’opération Turquoise. Il a relevé à ce propos que la création de la zone
humanitaire sûre était considérée comme une solution permettant d’éviter
notamment au Zaïre un afflux de réfugiés, dont le moins que l’on puisse dire
est qu’il n’était pas souhaitable pour ce pays.
M. Jacques Depaigne a considéré qu’il n’y avait eu aucun
problème et a indiqué que le Maréchal avait accepté tout de suite. Le
Maréchal recherchait une amélioration de sa position internationale et la
France l’a, d’une certaine façon «remis en selle », ce que l’opposition
zaïroise avait d’ailleurs reproché. Avec, en outre, la nomination de M.Kengo
Wa Dondo, Premier Ministre élu par le gouvernement de transition, le
pouvoir zaïrois devenait ainsi plus acceptable qu’avec M.Birindwa à sa tête.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si la flambée de violence dans la
région du Kivu était ressentie comme la conséquence des événements du
Rwanda et ce qu’en pensait le Maréchal Mobutu.
M. Jacques Depaigne a rappelé qu’il s’agissait d’une situation
ancienne mais qui avait connu avec l’affaire du Rwanda une aggravation
considérable du fait que des réfugiés hutus étaient venus au Zaïre alors que
les Banyarwanda étaient en conflit avec les populations autochtones pour la
possession des terres depuis fort longtemps. A l’époque, on parlait d’ailleurs
beaucoup des Banyarwanda et pas du tout des Banyamulenge qui, au sud du
Kivu, furent par la suite le fer de lance de Laurent-Désiré Kabila. Là encore,
il n’y avait pas véritablement de position arrêtée: l’armée zaïroise pouvait à
la fois prendre le parti des Banayarwanda ou des populations autochtones,
non pas en fonction de considérations politiques mais en fonction de
considérations financières, c’est-à-dire qu’elle choisissait ceux qui pouvaient
lui donner le plus d’argent.
M. Pierre Brana a évoqué la comparaison avec les seigneurs de la
guerre.
M. Jacques Depaigne a ajouté qu’il était impossible de conduire
une véritable politique, faute de moyens de transmission entre les pouvoirs
politiques et l’armée.
M. Pierre Brana, rappelant que le Maréchal Mobutu avait annoncé
qu’il allait se donner les moyens d’arrêter les criminels, a demandé si ces
déclarations avaient été suivies d’un début de mise en application ou si elles
n’étaient qu’un effet de théâtre.
M. Jacques Depaigne a souligné qu’elles répondaient à une
véritable volonté partagée, à cette époque, par le Gouvernement de
M. Kengo Wa Dondo, mais que les autorités étaient incapables de les mettre
en application. Ce qui aurait été déjà extrêmement difficile pour n’importe
quel Gouvernement l’était encore davantage pour les autorités zaïroises. La
seule mesure mise en oeuvre fut d’organiser la sécurité à l’intérieur des
camps. Le HCR avait financé, en quelque sorte, une milice privée composée
de militaires zaïrois qu’il avait décidé d’habiller, de payer et d’encadrer et
dont tout le monde reconnaissait, à l’époque en tout cas, qu’ils faisaient un
assez bon travail. L’armée n’était pas composée de mauvais soldats mais elle
était décomposée ; dès lors que ses hommes se sont trouvés encadrés, ils ont
bien travaillé. Cette démarche aurait pu marquer le point de départ d’une
espèce de tri entre les responsables d’actes de génocide et les autres.
Cependant, la pression des milices était très forte à l’intérieur des camps et
on n’était pas parvenu à les empêcher de l’exercer.
L’une des conséquences de cette incapacité des autorités zaïroises à
gérer la situation a été une décision, prise par le Gouvernement zaïrois à la
fin du mois d’août 1994, d’expulser les réfugiés. L’idée était que l’expulsion
par la force permettrait aux réfugiés d’échapper à la pression des milices à
l’intérieur des camps mais, naturellement, cette entreprise était impossible.
M. Pierre Brana a souhaité savoir quelle était la validité de
l’analyse de la presse notamment, mais aussi de la littérature, qui présentait
souvent le Maréchal Mobutu comme un pompier pyromane, laissant entendre
par là qu’il aurait, par moments, exacerbé les tensions ethniques pour ensuite
calmer le jeu.
M. Jacques Depaigne a répondu que cette tactique faisait partie de
sa méthode mais que, dans ce cas précis, la situation était déjà extrêmement
difficile.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si les événements du Rwanda,
notamment le génocide, figuraient parmi les causes de la chute de Mobutu,
autrement dit, si la théorie des dominos dont on a beaucoup parlé dans la
région, pouvait être prise en compte.
M. Jacques Depaigne a affirmé que le régime de Mobutu se
dégradait très nettement de lui-même. La théorie à laquelle se référait
M. Pierre Brana supposerait qu’il y ait eu une organisation quelque part qui
ait prévu la chute des différents dominos. Les opportunités ont été utilisées:
personne ne parlait de M. Laurent-Désiré Kabila, la seule référence à cette
personnalité se trouvait dans les mémoires de Che Guevara qui en disait
d’ailleurs beaucoup de mal. En outre, les soutiens de M. Laurent-Désiré
Kabila ne souhaitaient même pas, au départ, qu’il aille jusqu’à Kinshasa.
M. Pierre Brana a demandé à M. Jacques Depaigne s’il avait
rencontré M. Laurent-Désiré Kabila avant son arrivée au pouvoir.
M. Jacques Depaigne a répété que personne n’en parlait et que
personne ne le connaissait, ce qui était également le cas de son collègue
américain, des différents diplomates et des Zaïrois au Gouvernement.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelle était l’analyse de
l’Ambassadeur sur les événements qui se déroulaient dans l’ex-Zaïre et qui
étaient largement la conséquence de ce qui s’était passé en 1994 au Rwanda.
Il a rappelé qu’un rapport de l’ONU venait récemment de faire état de toute
une série de massacres, ou pour le moins de disparitions massives de
populations.
M. Jacques Depaigne a indiqué qu’à Nairobi, pendant les premiers
mois où il était en poste, il avait rencontré MM.Kengo Wa Dondo et
Kamanda qui étaient venus au seul sommet auxquels les responsables zaïrois
avaient assisté. Il avait vu se mettre en place un début de logistique pour une
intervention humanitaire que la France seule réclamait en décembre 1996
-notamment avec un général et un état-major canadiens. Il y avait eu
quelques discussions et, finalement, c’était au grand soulagement de la
plupart des membres de la communauté internationale qu’il avait été décidé
que l’opération, jugée impossible, n’aurait pas lieu.
La politique de l’époque était de laisser les réfugiés partir dans la
forêt. Lorsque les camps avaient été attaqués et que la vie des réfugiés était
devenue impossible, certains d’entre eux étaient rentrés au Rwanda. Ce
retour avait été jugé satisfaisant par le Gouvernement rwandais, tous les
autres étant considérés comme coupables de génocide.
Le Président Paul Quilès s’est demandé si ce soupçon justifiait
leur disparition.