Sous titre
Depuis son retour du Rwanda, Mgr Joseph Duval, archevêque de Rouen et président de la Conférence des évêques de France, n'a de cesse que son témoignage soit entendu. Ce qu'il a vu là-bas dépasse en horreur tout ce qu'on peut imaginer. La parole du prélat porte loin. Il sait que le Rwanda va avoir besoin de beaucoup de temps et d'aide vraie. C'est dans cet esprit qu'il a accepté de répondre aux questions de « l'Humanité ». Kigali 1994, il s'agit pour tout un peuple de réapprendre, peut-être même tout simplement d'apprendre, à ne plus avoir peur de l'autre.
Citation
Qu'avez-vous découvert au cours de votre mission dans ce pays que vous ne sachiez déjà ?
Je ne m'attendais pas à trouver un tel désastre. Je rappelle les chiffres : un million de morts pour sept millions d'habitants, trois millions sont des personnes déplacées à l'extérieur ou dans la zone « Turquoise » à l'ouest. Il ne reste dans le pays que trois millions d'êtres humains, c'est-à-dire moins de la moitié de ceux qui vivaient là il y a quelques mois.
Il n'y a plus d'administration. La capitale, Kigali, est sans eau, sans électricité. Pas de téléphone, c'est-à-dire pas moyen de communiquer avec ce pays aux routes compliquées. C'est la totale désorganisation… Comme votre journal l'a dit, l'une des grandes questions du moment c'est que la population qui est à l'extérieur puisse rentrer. Il faut pour cela que les peurs soient dominées. Chacun a peur de l'autre. Ceux qui sont à l'intérieur ont peur de ceux qui vont rentrer. Et ceux qui devraient rentrer ont peur de ceux qui sont restés.
La peur de l'autre est donc, selon vous, le terreau d'une crise morale et spirituelle d'un genre nouveau.
C'est vrai. Immense est le problème posé par la crise morale et spirituelle de tout un peuple plongé dans l'abattement, et qui n'a pas encore pris toute la mesure de ce qui s'est passé. Car s'il y a eu un million de morts, cela veut dire aussi qu'il y a une quantité de gens qui en ont tué d'autres. Les morts, on ne les verra plus. Mais les assassins, ceux qui ont tué, vont rentrer, se camoufler ; ils vont se défendre. Il y a là une perte de sens moral au niveau de la société qui est étroitement liée à la perte du sens du sacré. Les églises qui étaient des lieux d'amour jusqu'à présent sont devenus des lieux de mort. Non seulement on a tué, mais on a massacré, on a avili, coupé des bras, coupé des jambes, on a entassé volontairement des gens dans les églises pour les supprimer plus facilement. Les choses les plus sacrées ont été profanées. A qui se fier, si on ne peut plus avoir confiance dans l'église comme lieu d'asile ? Le respect traditionnel du peuple rwandais pour les lieux saints a complètement sombré. Le premier ministre nous a dit qu'il y a eu comme une espèce de volonté de profaner les lieux saints, de leur enlever leur caractère sacré. Quelles sont, dans ces conditions, les valeurs sur lesquelles on peut s'appuyer maintenant pour repartir et rebâtir ?
Quelle impression vous a fait le premier ministre ?
Nous avons eu avec lui un assez long entretien. Il tient le discours d'un homme responsable qui veut reconstruire son pays. Il a un grand souci de dignité. Il est très sensible à tout ce que les grands pays font et qui ne respectent pas la dignité des petits pays comme le sien. Il veut restaurer la confiance dans l'autre, et ainsi permettre à ceux qui sont partis de revenir. Il n'est pas l'homme d'un parti ou d'un clan. La question posée est de savoir s'il a les moyens de faire ce qu'il dit vouloir faire dans un pays aussi complètement désorganisé.
Le Rwanda est une terre de mission et l'on peut se demander si les valeurs chrétiennes y ont constitué un ciment spirituel suffisant…
Ceux que nous avons interrogés nous disent qu'il y a à peu près 60% de baptisés. Il y avait un prêtre pour 15.000 à 20.000 habitants, ce qui veut dire que la relation entre le prêtre et les catholiques était une relation assez éloignée. La population est peu scolarisée et même, pour une bonne part, analphabète. Cela veut dire qu'au plan religieux beaucoup n'ont pas eu la possibilité de recevoir une formation. Ils n'avaient pas non plus l'occasion de se retrouver le dimanche pour entendre la parole de Dieu. On se rend compte, à travers cette tragédie, qu'il ne s'agissait que d'un catholicisme de surface qu'il aurait fallu approfondir. Nous avons trouvé une église très meurtrie. Trois évêques ont été assassinés, une centaine de prêtres sur sept cents, et une centaine de religieuses ou assimilées, massacrées ; des bâtiments détruits ; des églises transformées en lieux de massacres, ensuite pillées. Des écoles, des dispensaires ont été soumis au même traitement. Rien n'a tenu. La peur a empêché ceux qui auraient pu s'opposer au pillage de le faire.
Que pensez-vous que l'on doive faire immédiatement pour manifester une solidarité avec ce peuple si durement éprouvé ?
Je crois qu'immédiatement il faut aider les gens à vivre. Y compris tous ceux qui sont en exil ou dans les camps. Il faut donc les nourrir, leur donner des conditions de vie qui sont moins précaires. D'autant plus que la période des pluies arrive. Comment aider à ce qu'une confiance se réinstaure entre ceux qui sont restés et ceux qui sont partis ? C'est une entreprise à laquelle le gouvernement s'attaque. Tout le monde dit : il faut que chacun reconnaisse ses torts. Mais il n'y a pas simplement une ethnie qui a des torts et l'autre qui n'en a pas. Il reste que dans cet ensemble de responsabilités il y a des criminels de guerre qui auront besoin d'être jugés. Le gouvernement actuel affirme que c'est l'affaire d'un tribunal international et qu'il ne veut pas entreprendre une justice expéditive.
Croyez-vous que la France officielle soit moralement autorisée à se « laver les mains » de ce qui se passe là-bas après l'opération « Turquoise » ?
Le premier ministre nous a dit : je ne peux pas accepter qu'une partie de mon pays soit occupée par une armée étrangère. Mais je reconnais le travail humanitaire qui a été fait. Autrement dit, il reproche à l'armée française de s'être contentée de faire de l'humanitaire et de n'avoir pas empêché sa zone d'être pillée. Le général Lafourcade, à qui nous avons transmis cette remarque, m'a répondu qu'il a manqué d'hommes pour tout faire. Pour ma part, je pense que subsiste chez les Rwandais une certaine insatisfaction par rapport à ce que la France aurait dû ou pu faire.
A quel genre d'appel croyez-vous que les hommes de bonne volonté, chrétiens, communistes, progressistes, de tous horizons doivent se préparer à répondre en ce qui concerne la reconstruction du Rwanda ?
Il ne s'agit pas simplement de faire un geste caritatif. C'est un pays qui va avoir besoin de beaucoup de temps pour se remettre en route. C'est un pays qui aura besoin de notre solidarité, de notre aide matérielle et intellectuelle, dans les mois, et même dans les années qui viennent. Nous ne devons pas nous dire que nous sommes quittes parce que nous avons aidé les organisations non gouvernementales à nourrir la population pendant quelque temps. Je terminerai par un souvenir personnel, auquel je fais souvent appel. A la chapelle des pères pallottins de Kigali, on voit encore les squelettes de ceux qui y ont été brûlés vifs après avoir échappé à un précédent massacre. On n'a pas voulu ouvrir la chapelle. On l'a laissée en l'état. Le jour où nous y sommes allés, la première lecture de la messe qu'on y célébrait était tirée du livre d'Ezéchiel : « Nos ossements sont desséchés, Notre espérance est détruite… » « Je mettrai en vous mon esprit et vous vivrez ! » J'y ai vu un signe.
Propos recueillis par ARNAUD SPIRE