Fiche du document numéro 1467

Num
1467
Date
Lundi 16 mai 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
123837
Pages
2
Sur titre
Rwanda Témoignage
Titre
« Qui voudra de moi ? »
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La lettre que nous publions presque in extenso a été adressée fin avril
par un employé rwandais des services de l'ambassade de France de Kigali
à l'un de ses amis et ancien collègue qui nous l'a transmise. Nous avons
volontairement retiré les noms que le texte contenait, ainsi que la
signature de l'auteur.

Mon cher V.,

Je viens seulement de recevoir ce 27 ta lettre du 13 avril et, sois en
sûr, elle constitue pour moi un certain réconfort dans l'indicible
tragédie que je partage avec des centaines de milliers, sinon des
millions d'autres compatriotes persécutés, torturés, massacrés, et dont
le seul tort est d'être nés tutsis ou d'avoir simplement aspiré à
devenir des hommes libres, jouissant des droits reconnus comme
inaliénables pour tout être humain.

Dans le chagrin et la douleur qui aujourd'hui assaillent mon âme, ta
lettre me prouve, si besoin il en était (j'ai reçu également d'autres
témoignages de solidarité de la part de pas mal de tes compatriotes),
qu'au-delà de l'horreur, de cette folie meurtrière qui s'est emparée de
« mon » pays, que par-delà cette flagrante non-assistance à personnes en
danger... de mort, cet abandon et cette trahison que rien ne pourra
jamais justifier, ta lettre me prouve donc qu'il existe encore et
toujours quelque part dans le monde, quelque part en France, des amis
compatissants, qui souffrent avec moi, avec nous, et sont prêts à faire
leur possible pour soulager notre peine.

Mais aussi cette lettre excuse-moi d'y revenir je l'ai lue avec une
énorme tristesse, en versant des larmes qui n'arrêtent pas de couler
depuis que je m'étais enfermé dans le centre culturel, impuissant face
au massacre des miens : mes enfants, mes frères, mes collègues (dont
certains n'avaient cessé de lancer des appels au secours téléphoniques à
leurs patrons, nos patrons...), mes amis et toute leur famille très
probablement. S. et sa femme, plus six enfants ; V., son épouse et leurs
trois enfants ; L. (dont l'épouse avait été massacrée le 22 février) et
ses trois enfants ; mes cinq gosses, plusieurs autres employés du centre
; la famille de mon petit frère : sept personnes... Ma tête semble
éclater quand je pense à tous ceux qui ont pu périr... et auraient pu
être sauvés.

Mon cher V., ta proposition de m'aider me fait plaisir. D'autant plus
que vous êtes plusieurs, me dis-tu, à vouloir le faire. Mais voici aussi
qu'elle m'embarrasse. Car, démuni de tout, je ne sais même plus de quoi
j'ai besoin. J'espère que tu excuseras mon incohérence, mais avec cette
tragédie qui me trotte dans la tête je n'arrive pas vraiment à faire le
bilan de nos besoins ; toujours est-il qu'il y en a d'assez patents :
nous n'avons ni vêtements ni chaussures.

Nous n'avons que le linge que nous portions en quittant Kigali. On le
lave le soir dans notre chambre deux ou trois fois par semaine et on le
remet le lendemain matin. On devrait pouvoir payer les déplacements en
ville ; j'ai souvent besoin de tenter de téléphoner au Rwanda ou en
France ou même à l'intérieur du Kenya pour garder le contact avec le
monde au-delà de ma chambre d'hôtel et des simples rumeurs de la rue ;
je dois sans cesse effectuer des démarches, jusqu'ici infructueuses
d'ailleurs, auprès d'organismes humanitaires ou même des privés pour
essayer de faire rechercher mes enfants ou plus raisonnablement faire
confirmer leur mort.

« Je voudrais fuir l'Afrique »



Tout cela demande de l'argent. J'ai honte de l'avouer, mais j'ai besoin
d'une aide financière. Le peu d'argent rwandais que j'ai ramené n'a plus
cours nulle part. Je n'ose rien demander de plus à l'ambassade, car ils
se sont déjà très bien occupés de moi-même et des rescapés de ma famille
(on est cinq) en nous logeant dans un petit hôtel où l'on est nourri. Et
depuis trois jours on fait semblant de me faire travailler à la
cinémathèque. Dans ces conditions, je ne vois donc pas à quoi je puis
prétendre de plus.

J'ai également besoin de votre part d'une certaine aide... Est-il
possible, à travers les réseaux de la Croix-Rouge internationale, de
Médecins et Pharmaciens sans frontières et autres, de faire des
investigations en vue de savoir ce qu'il est advenu de mes cinq enfants
abandonnés au Rwanda ?

Est-il aussi possible de sensibiliser tous vos amis, vos compatriotes,
les organisations de défense des droits de l'homme, notamment la FIDH,
pour se mobiliser contre l'extermination ethnique et idéologique au
Rwanda, militer plus vite et plus fort afin de faire condamner par la
communauté internationale le régime assassin du Rwanda pour génocide et
crime majeur contre l'humanité.

Que te dire d'autre, cher ami ? J'avais souhaité venir en France comme
on nous l'avait proposé, plutôt promis d'ailleurs, sans conditions, au
moment où l'on nous a sortis de l'aéroport de Nairobi. Mais après, tout
a basculé d'un coup, sans vraies explications.

Visiblement et à notre insu, quelqu'un avait pris pour nous une
décision... qui n'était pas forcément la meilleure. Je me sens très mal
à l'aise dans ce pays, et la situation assez incertaine où je me trouve
risque un jour de déboucher sur une impasse. Personnellement, quoi qu'il
arrive là-bas, je n'envisage pas de retourner dans ce pays maudit, qui a
toujours refusé d'être vraiment ma patrie. Sauf si c'est pour y
récupérer l'un quelconque miraculé de mes enfants et en repartir
aussitôt.

Je voudrais fuir l'Afrique. Non pour des raisons économiques, mais
plutôt de liberté et de justice, pour autant que j'aurais encore le
coeur à ressentir les bienfaits et les effets de telles valeurs. Je ne
souhaiterais qu'être citoyen du monde libre (Europe, France surtout,
Amérique du Nord, Australie). Et ce n'est pas que je n'aie pas
conscience des limites et des imperfections de cette liberté de même que
des devoirs que cela impliquerait pour moi.

Mon plus gros problème est de savoir qui voudra de moi ? J'ai avec la
France, plus qu'avec tout autre pays, beaucoup d'affinités (langue,
culture, amitiés, foi inébranlable dans les valeurs démocratiques,
fermeté intransigeante vis-à-vis des principes de liberté, d'égalité et
de fraternité), mais, apparemment, elle ne veut pas de moi. Cependant,
j'espère que rien n'est encore tout à fait perdu. Tout en cherchant
ailleurs (Canada, Etats-Unis, Australie), je continuerai à ne pas
désespérer...

Je crois que je ferais mieux d'arrêter là pour l'instant. Il me semble
que le bras et la tête fatiguent. Disons-nous au revoir et à la
prochaine.

Tout en te remerciant, toi et tous tes amis, de ton message et de tout
ce que vous pourrez faire pour moi et ma famille et même pour mes autres
compatriotes (y en a-t-il encore seulement ?) persécutés dans leur pays.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024