Citation
De notre envoyé spécial à Kibuye.
UNE grande salle dans la commune de Mabanza, située dans la zone
humanitaire sûre (ZHS), instaurée par la France en terre rwandaise. Le
Comité de salut public de cette ville de 12.000 habitants se réunit
sous un portrait de Juvénal Habyarimana, le président rwandais
assassiné le 6 avril dernier. Le colonel Sartre, commandant le
groupement sud de l'opération « Turquoise » est venu répondre aux
inquiétudes des habitants. Thème principal de cette rencontre : le
retour des réfugiés, le Front patriotique rwandais (FPR) et le mandat
de la France, qui expire normalement le 21 août. Une fois terminé le
couplet sur « les armes qui doivent être rendues », on passe au plat de
résistance : les rumeurs d'exactions de la part du FPR.
« Il ne faut pas paniquer… »
Selon le colonel Sartre, « certaines unités du FPR se sont mal tenues.
Il n'y en a pas eu beaucoup, mais il y en a eu. » Mais, malgré cela, «
il ne faut pas paniquer ». Soit. L'officier français change alors
presque imperceptiblement de registre et conseille aux réfugiés
rwandais « de ne pas retourner tant que l'ONU n'aura pas fini ses
enquêtes » au sujet de ses fameuses exactions. Passent les questions,
puis le colonel affirme au détour de l'une d'entre elles que le FPR « a
commis des exactions ». Le Colonel a-t-il reçu les conclusions de
l'enquête de l'ONU entre-temps ? Pas le moins du monde. En quelques
minutes, il a donné un caractère officiel à ce qui n'était que des
rumeurs. « Il ne faut pas paniquer. » La belle affaire.
Les déclarations ont dû se propager à vitesse grand V, renforçant les
craintes des réfugiés hutus. Pourquoi ceux-ci ne croiraient pas l'un
des principaux responsables de l'opération « Turquoise » ? Pourquoi à
partir de ce moment-là regagneraient-ils leurs demeures ? Après avoir
dit ce que les présents attendaient de lui pour se voir renforcer dans
leur attitude de peur, le colonel Sartre sermonne l'assistance à propos
de critiques - fondées ou pas - émises à l'encontre de soeur Hanke, une
religieuse qui s'occupe du centre de santé de la ville. « Je me dis que
certains Rwandais ne méritent pas qu'on s'occupe d'eux. » Le Colonel ne
fait pas dans la dentelle.
Quand la réunion est levée, les réfugiés qui se trouvent devant nous se
retournent et nous assaillent de questions, nous qui sommes allés à
Kigali, c'est-à-dire en « zone FPR ». Ce n'est pas l'envie qui leur
manque de retourner chez eux, mais le moins que l'on puisse dire, c'est
que personne ne les y encourage. Il y a le colonel, mais aussi soeur
Hanke que nous avons rencontrée. Cette religieuse hollandaise a
effectué un formidable travail auprès des réfugiés. Seize heures par
jour, elle a été à leurs côtés pour leur apporter soins et réconfort.
Mais elle aussi affirme que le FPR s'est livré à des massacres.
Certes, des éléments du FPR ont bien tué des Rwandais hutus. Mais il
s'agirait de personnes soupçonnées d'avoir participé aux massacres.
Dans quelques cas aussi, ce sont des règlements de comptes obscurs qui
se règlent. Et le nombre de cas serait compris, selon des sources
militaires françaises, entre 30 et 50 dans la région qui jouxte le nord
de la zone humanitaire sûre. Au regard des informations connues et
vérifiées à ce jour, on peut dénoncer la justice expéditive d'«
éléments FPR », mais en aucun cas d'« exactions » et encore moins de «
massacres ».
Pourquoi alors certains militaires jouent-ils ce petit jeu ? On
voudrait pousser les réfugiés à ne pas retourner chez eux qu'on ne s'y
prendrait pas autrement. Autre fait significatif : les militaires de
l'opération « Turquoise » dans cette région ne parlent plus de Rwanda,
mais de « zone sûre » et de « zone FPR ».
Nous avons là toutes les ambiguïtés de l'opération « Turquoise ».
Celle-ci a permis effectivement de sauver des Tutsis d'un massacre
annoncé et, dans le même temps, elle offrait un espace d'impunité aux
responsables du génocide en créant une enclave française sur le sol
rwandais.
Dans un village près de la « ligne de front », 40 Congolais sont
arrivés il y a deux semaines en prévision du départ des Français. Leur
mission est de « maintenir la ligne avec le FPR » ainsi que de «
surveiller les infiltrations du FPR en zone sûre ». Un langage guerrier
qui cadre bien mal avec les déclarations de bonne volonté des autorités
françaises vis-à-vis du nouveau pouvoir en place à Kigali.
Par contre, il n'est pas question de mettre fin à la propagande des
nostalgiques du régime déchu. L'opération « Turquoise » va même jusqu'à
instituer une administration locale sous contrôle français.
L'exode vers un nouveau Goma ?
Dans ce petit village perché en haut d'une colline, les militaires
africains sont bien mal équipés puisque qu'ils n'ont ni hélicoptères ni
véhicules. Du coup, les réfugiés et habitants rwandais de la zone
appréhendent avec beaucoup d'inquiétude et de peur le remplacement des
forces françaises par la MINUAR 2 (Mission d'assistance des Nations
unies pour le Rwanda). Déjà, quelques-uns ont plié bagages et ont pris
le chemin, non pas du retour, mais de Bukavu, la ville zaïroise située
à proximité de la frontière. Au total, près de 300.000 réfugiés s'y
entassent déjà, guettés par le choléra qui a pour l'instant été
circonscrit.
A l'approche de la fin du mandat français, l'immense majorité des
2.500.000 personnes présentes dans la zone se pose la question :
retourner ou fuir de nouveau, encore plus loin. En l'occurrence, les
propos d'un colonel de l'armée française pèsent lourds dans la balance,
ce qui devrait conduire à plus de prudence à moins que…
En tout cas, un nouvel exode vers Bukavu, dont l'ampleur serait au
moins de plusieurs centaines de milliers de personnes, entraînerait une
nouvelle catastrophe humaine. Un Goma-bis qui repousserait encore les
limites du drame rwandais.
CHRISTOPHE DEROUBAIX