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« C'EST un véritable devoir d'intervention que nous avons au Rwanda. » Ces mots d'Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères, semblent briser le silence qui régnait à Paris vis-à-vis du drame rwandais depuis deux mois. Mercredi, le Conseil des ministres avait évoqué la situation dans ce petit pays d'Afrique centrale. Le soir même sur les chaînes de télévision, le chef de la diplomatie française revenait à la charge. Dès le lendemain matin, c'est-à-dire le jeudi 16 juin, Alain Juppé a publié, dans les colonnes du journal « Libération », un point de vue. La partition du gouvernement français, manifestement orchestrée, a aussi été jouée par Jacques Chirac. « Dans la mesure où un cessez-le-feu ne serait pas respecté, ce qui, hélas !, est à craindre, il me semble que les nations occidentales, en liaison étroite avec les nations africaines, sous le contrôle de l'ONU, doivent aujourd'hui intervenir », a déclaré le président du RPR après un entretien, à New York, avec le secrétaire général de l'ONU, Boutros Boutros-Ghali.
Alain Juppé a précisé les modalités de cette intervention telle que la conçoit Paris. Au passage, il en profite pour donner son appréciation, et par conséquent celle de son gouvernement, sur la situation rwandaise. Il reconnaît qu'« il faut parler de génocide, car il y a bien volonté délibérée des milices actives dans les zones gouvernementales d'abattre les Tutsis ». Mais, dans la foulée, le ministre tente de nier la lourde responsabilité de la France en affirmant qu'elle « n'a jamais soutenu une ethnie rwandaise contre une autre ».
Selon lui, dans la « lutte sans merci pour le pouvoir », il y a deux responsables : d'un côté les « extrémistes hutus », et de l'autre « la branche militaire du FPR (qui) a choisi la victoire totale et sans concession ». Cette approche laisse mal augurer de la mission que Paris aimerait voir confier à la future force d'intervention. Même si Alain Juppé assure qu'il s'agit de « mettre fin et de protéger les populations menacées d'extermination ».
Malgré cette dernière affirmation, les questions ne manquent pas de se poser. Intervention française empreinte de colonialisme ou dans le cadre des résolutions votées par le Conseil de sécurité des Nations unies ? Quand on lui demande si sa proposition envisage un mandat de l'ONU et de l'OUA (Organisation de l'unité africaine), le ministre français des Affaires étrangères répond, lapidaire mais significatif : « Nous regarderons cela. Ce qui sera le plus rapide. »
On est d'autant plus inquiet quand on entend Gérard Longuet proclamer que « si on y va, il faut y aller pour rester ». Le président du Parti républicain ne s'arrête pas là et ajoute : « L'histoire de la Somalie est un naufrage, parce qu'on y est allé à la dimension des médias, pour débarquer, pour régler l'affaire en deux coups de cuiller à pot… Si on veut régler quelque chose, il faut durer. Il faut former des cadres (…) il faut des hommes, de l'argent. » Ou encore : « Est-ce que notre pays est capable de sécréter en son sein suffisamment de soldats, d'administrateurs pour tenir à bout de bras un certain nombre de pays. » A écouter Gérard Longuet, on en reviendrait à la belle époque de la coloniale.
Ce n'est pas tant le bien-fondé d'une intervention qui est posé que le contenu de celle-ci. Une force de protection des civils, tutsis comme hutus, ainsi que les organisations humanitaires ? L'arrestation, puis le jugement, de ceux qui ont commandité et perpétré les massacres ? Faire sauter la légion, non plus sur Kolwezi, mais sur Kigali ? Le Front patriotique rwandais est farouchement opposé à cette dernière perspective. « Ils interviendraient pour protéger les bourreaux. Ce serait une attaque, une provocation », estime le FPR qui rappelle que « trois ans de présence française n'ont pas empêché le massacre des populations civiles ».
Comment la France, qui a soutenu, armé et conseillé la dictature de Habyarimana pourrait-elle faire son retour sur le terrain rwandais afin d'empêcher les massacreurs, héritiers de cette même dictature ? Et la population rwandaise ? Pour elle, l'uniforme d'un soldat français lui rappellerait cette époque pas si lointaine où des « conseillers militaires » français contrôlaient l'appartenance ethnique sur les cartes d'identité (voir témoignages dans « l'Humanité » du 31 mai 1994). Faut-il alors que des casques bleus français participent à une force d'intervention, même sous l'égide de l'ONU ? La situation rwandaise ne nécessite-t-elle pas un investissement de toute la communauté internationale, notamment des pays africains ?
Contrairement à Paris, la diplomatie britannique estime qu'une intervention militaire relève de l'ONU, et seulement d'elle. Derrière le flou entretenu par les autorités françaises autour de ce « devoir d'intervention », on peut deviner des ambitions coloniales. La « réactivation » du dictateur zaïrois Mobutu n'est-elle pas le signe que Paris veut se servir du carnage rwandais pour renforcer son emprise sur ses anciennes colonies ?
CHRISTOPHE DEROUBAIX.