Fiche du document numéro 12808

Num
12808
Date
Jeudi 28 octobre 1993
Amj
Auteur
Fichier
Taille
90717
Pages
2
Urlorg
Titre
Les intégrismes ethniques et le pouvoir
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
POURQUOI donc les Hutu et Tutsi s'entretuent-ils périodiquement au Burundi et au Rwanda depuis trente ans ? Des observateurs ouest-africains venus à Bujumbura pour suivre l'élection présidentielle de juin dernier se sont étonnés devant les Burundais : rien ne vous divise, ni la langue, ni la religion, ni l'habitat, ni l'histoire, où réside ce clivage dit « ethnique » ?

L'héritage du passé est complexe. Dans l'ancien royaume du Burundi, les Hutu et les Tutsi étaient des catégories héréditaires, les uns plutôt agriculteurs, les autres plutôt éleveurs. Ces identités jouaient dans l'influence sociale et politique, privilégiant les Tutsi. Mais l'image souvent répétée d'un rapport de seigneurs à serfs est une caricature.

Tout change avec l'épisode colonial (1896-1962), qui voit triompher un mélange de raciologie à la Gobineau et de fantasmagorie biblique (illustrée en 1950 par le film « les Mines du roi Salomon ») que l'on retrouve encore aujourd'hui dans les médias. Hutu et Tutsi sont décrits comme deux races différentes, des « nègres bantous » et des « envahisseurs hamites ». Ces derniers sont traités en conséquence comme une caste ayant vocation à gouverner, privilégiés dans les quelques écoles secondaires ouvertes par les missionnaires belges et recrutés en priorité comme auxiliaires de la colonisation.

Le Burundi hérite donc à son indépendance en 1962 d'une situation empoisonnée, d'autant plus que le Rwanda voisin, où l'inégalité était plus grave encore, venait de connaître une révolution hutu, qui s'était soldée par le massacre ou l'exil de dizaines de milliers de Tutsi. En outre Louis Rwagasore, le fondateur du parti UPRONA (Union pour le progrès national), qui réunissait des gens de toutes origines, a été assassiné en 1961. Dès lors, le « modèle rwandais », caractérisé par cette dérive raciste d'une question sociale, piège en permanence la vie politique burundaise. Le clientélisme ethnique va, chez les plus radicaux, jusqu'à des projets d'exclusion de l'autre camp. Du côté hutu, on invoquera la majorité (plus de 80% de la population) pour justifier une marginalisation héréditaire des Tutsi selon un système de quotas comme au Rwanda. Du côté tutsi, on évoquera ce péril pour développer une politique sécuritaire anti-hutu sous couvert d'une idéologie nationaliste.

De 1965 à 1993, l'histoire du pays est jalonnée par une série de crises violentes dont l'enjeu est chaque fois le pouvoir. En janvier 1965, le premier ministre hutu, Pierre Ngendandumwe, est assassiné. En octobre suivant éclatent des massacres de paysans tutsi dans le centre-ouest du pays. La peur et la haine s'installent dans les esprits. Un coup d'Etat établit en 1966 une première république, présidée par le colonel tutsi Michel Micombero, originaire de Bururi, une province plutôt pauvre du sud du pays où se recrutèrent beaucoup de militaires. Une faction dite de Bururi se cristallise à cette époque : son programme est sans ambiguïté d'exploiter la peur tutsi pour dominer le pays, tout en marginalisant les Hutu. Cela débouche sur le « fléau » de 1972, comme disent les Burundais. A la suite d'un début de massacre de Tutsi dans le sud-ouest du pays, les autorités procèdent en mai-juin de cette année-là à une élimination systématique des élites hutu à tous les niveaux : on a parlé de 100.000 morts. Cette tuerie représente l'événement fondateur d'une conscience politique hutu contemporaine.

En 1976 et en 1987, deux coups d'Etat portent successivement au pouvoir deux militaires tutsi, issus de la même région du Sud, Jean-Baptiste Bagaza et Pierre Buyoya. Ce dernier va surprendre l'opinion. En août 1988 éclatent au nord-est du pays, dans les communes de Ntega et Marangara, des événements qui ouvrent significativement la période actuelle. Un parti clandestin, basé notamment au Rwanda, le Palipehutu (Parti de la libération du peuple hutu), déclenche la crise sur le thème de l'autodéfense : le retour d'un nouveau 1972 est annoncé pour susciter une attaque préventive des Tutsi. La peur, d'un côté comme de l'autre, est devenue un outil essentiel des intégrismes ethniques. Une répression militaire aveugle succède aux massacres. Pourtant, à la suite de ce drame, c'est une politique de dialogue et de partage du pouvoir qui est lancée par Buyoya : nomination d'un premier ministre hutu, principe de parité dans les conseils de l'Etat, discussion dans le pays d'une charte de l'unité fondée sur le refus des exclusions (adoptée en 1991 par référendum), Constitution pluraliste en 1992.

Cette ouverture débouche en juin 1993 sur l'élection du président Melchior Ndadaye, leader du nouveau parti FRODEBU (Front pour la démocratie au Burundi) : pour la première fois un civil, un Hutu, prend en main les affaires du pays. Un processus de transition démocratique, salué par la communauté internationale comme exemplaire, s'engage. Malgré la virulence de la campagne, le nouvel élu reprend le programme de réconciliation de son prédécesseur et annonce que la « maladie ethnique » doit être éradiquée sous son mandat. L'échec rapide d'un premier essai de putsch en juillet dernier laissait penser que l'armée était loyale. C'était sans compter avec l'inconscience criminelle de certains cadres, nostalgiques de la suprématie des Tutsi de Bururi.



JEAN-PIERRE CHRETIEN

Historien au CNRS.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024