Citation
Cooptation politique à l‘envers :
les législatives de I988 au Rwanda
LES élections législatives du
26 décembre 1988 furent les
troisièmes à être organisées sous la
Deuxième République, qui s’était
dotée d’une constitution en 1978.
L’expérience de scrutins successifs
(en 1981, 1983 et 1988) permet de
tenter un examen de constantes audelà de l’analyse d’un seul exercice.
A un moment où l’on constate un
intérêt accru pour les fonctions que
peuvent remplir les élections même
dans des régimes monolithiques, il
peut être utile de s’interroger sur le
sens des élections législatives au
Rwanda.
J’ai décrit ailleurs le contexte
politique et constitutionnel général,
ainsi que la procédure électorale (1) ; il n’est donc pas nécessaire
d’y revenir dans le cadre de cette
note. Nombre de constatations faites dans mon article de 1984 valent
d’ailleurs également pour les élec-
tions de 1988. Rappelons seulement
que le Rwanda est un Etat à parti
unique, où tout Rwandais est de
plein droit membre du MRND
(Mouvement révolutionnaire national pour le développement). Afin de
garantir un certain choix lors des
élections législatives (2), la loi électorale prévoit la présentation d‘un
nombre de candidats égal au double du nombre de sièges à pourvoir
dans chaque circonscription électorale (qui est la préfecture).
Les résultats des élections
De prime abord, on relève un
fait remarquable. Dans une préfecture, celle de Gisenyi, il s’est avéré
impossible d’intéresser le nombre de
candidats requis par la loi électorale : treize au lieu de quatorze candidats se sont alignés pour les sept
121
’
sièges à pourvoir. C’est un phénomène qui s’annonçait déjà lors des
élections de 1983 (3). Face au prescrit très clair de la loi, on est en
droit de se poser des questions sur
les conséquences de pareil état de
choses ; en effet, si l’entorse signalée est tolérée, on pourrait à la
limite aboutir à une situation où le
nombre de candidats ne dépasse pas
celui des sièges à pourvoir.
Tous les ministres, sauf un (4),
s’étaient portés candidat. On
compte deux candidats tutsi et un
candidat twa ; les 136 autres candidats appartenaient donc à l’ethnie
majoritaire hutu. En outre, vingt
candidats ‘(environ 14 Yo du total)
étaient des femmes. Enfin,
51 candidats étaient des députés
sortants.
On constate qu’il n’y a que
deux préfectures (Gikongoro et
Kibuye) où les candidats proposés
en ordre utile ont été élus (bien que
dans un ordre différent de la listemodèle). Dans trois préfectures
(Cyangugu, Ruhengeri et Kibungo),
un candidat a fait le saut à parinéligible (5).
tir d’une place
Dans les cinq autres préfectures,
deux candidats ont réussi à se glisser à une place éligible. De la sorte,
treize candidats (183 Yo du total)
ont ainsi pu bouleverser l’ordre proposé. Par ailleurs, certains de ces
((
))
))
((
RÉSULTATS ÉLECTIONS 1988
Préfecture
Nombre de
sièges
9
9
9
6
5
5
7
8
7
5
Kigali
Gitarama
Butare
Gikongora
CYaWW
Kibuye
Gisenyi
Ruhengeri
Byumba
Kibungo
(O)
Ordre d’élection
1,
1,
1,
1,
2,
4,
1,
1,
1,
1,
2, 3, 17, 7, 4, 6, 10, 5
7, 3, 4, 2, 14, 5, 9, I6
2, 3, 4, 12, 15, 7, 6, 8
4, 2, 6, 3, 5
1, 3, 4, 9
1, 5, 3, 2
2, 3, 8, 7, 9, 6
2, 3, 5, 6, 4, 8, 9
6, 14, 2, 3, 11, 7
2, 9, 3, 5
Le chiffre indique la place du candidat sur la liste; l’ordre est celui de l’élection.
(1) Pour les généralités, voir F. Reyntjens, i( La nouvelle constitution rwandaise du
20 décembre 1978 i ) , Penant, 1980,
pp. 117-134 ; F. Reyntjens, La deuxième
république rwandaise : évolution, bilan et
perspectives n, Afrika Focus, 1986,
pp. 273-298 ; sur les élections, voir F. Reyntjens,
Les élections rwandaises du
26 décembre 1983 : considérations juridiques
et politiques n, Le Mois en Afrique, 1984,
no 223-224, pp. 18-28.
((
((
122
(O)
(2) Le parlement rwandais s’appelle Conseil national de développement.
(3) F. Reyntjens, Les élections rwandaises..., op. cit., p. 21.
(4) Le lieutenant-colonel Augustin Ndindiliyimana, ministre de la Jeunesse et du
Mouvement associatif, s’était également en
1983 abstenu de poser sa candidature.
(5) J’appelle inéligibles U les candidats
qui ne sont pas classés sur une place qui
garantirait leur élection si la liste proposée
était adoptée telle quelle par la population.
sauts sont considérables : ainsi, à
Kigali une candidate (de surcroît
d’ethnie tutsi) classée 17‘ fix élue
à la quatrième place ; à Byumba, le
candidat classé dernier s’arrogea la
troisième place. Comparés à’ 1983,
les bouleversements de listes ont été
globalement un peu plus importants.
Sur les 51 candidats qui siégeaient déjà au CND (Conseil
national de développement - nom
du parlement rwandais), 42 ont été
réélus (c’est-à-dire 82 Yo de ceux qui
se présentaient pour un nouveau
mandat); 42 sur 70 (60 Yo) sont
donc d’anciens députés. En outre,
32 députés (environ 45 Yo) siégeaient déjà au CND de 1981.
Pourtant, le taux de mobilité m e r e
considérablement d’une préfecture à
l’autre : aux extrêmes, si Kibuye a
toujours les mêmes députés qu’en
1981, à Gisenyi il n’en reste plus
qu’un seul. On remarque en outre
les cas assez frappants de deux
députés (à Kigali et Kibuye) qui
avaient d’abord siégé en 1981,
ensuite échoué en 1983, mais qui
ont réussi à revenir en 1988.
Des vingt candidats féminins,
onze ont été élus (6), c’est-à-dire
deux de plus qu’en 1983 ;les femmes constituent donc 15,7 90 des
membres du CND.
Si les deux candidats tutsi ont
été élus, le candidat twa a échoué.
I1 faut dire qu’il était placé dernier
sur la liste et qu’il a gagné cinq
places à la faveur du vote. Lorsque
l’on connaît le rôle traditionnel de
paria marginalisé qu’occupe le Twa
au Rwanda, les 46 159 voix obtenues à Gitarama par M. Mugabo
portent l’espoir d’une évolution
significative.
La composition du nouveau
CND
Les quinze ministres qui avaient
posé leur candidature onr tous été
élus. Sauf quelques rares exceptions, ils arrivent d‘ailleurs en tête
de liste. A l’issue du remaniement
gouvernemental du 15 janvier E489,
il reste dix députés-minime, c’està-dire environ 14 Yo du total.
Le niveau de formation du
CND est élevé : 47 députés détiennent un diplôme universitaire (67 90
du total). Cela constitue une évolution considérable par rapport au
Parlement de 1983 où 37 députés
(environ 5.0 Yo du total} avaient fait
des études supérieures. La plupart
des députés ayant suivi un enseignement secondaire possèdent un
diplôme de moniteur (D4); ceci
constitue par ailleurs un mínimum,
puisque la loi électorale prfivoit
comme condition d’éligibilité que le
candidat ait fait au moins quatre
années d‘études secondaires. Si l’on
peut se féliciter du niveau élevé de
formation des membres du CND,
celui-ci fait évidemment planer des
doutes sur la représentativité de
cette assemblée dans un pays où
moins de 10 Yo des élèves de I’école
primaire ont accès au secondaire et
où il n’y a qu’environ deux mille
étudiants (sur une population dépassant les 7 millions) dans l’enseignement supérieur.
L’âge moyen des députés est de
42,5 ans, en augmentation par rapport à la moyenne de 39ans du
parlement de 1983. D’une part, les
candidats de moins de 30 ans ont
été systématiquement boudés par les
électeurs; d’autre part, le relatif
succès des députés briguant une
réélection a spontanément résulté en
(6) Ce chiffre tient compte du fait que
un
certain vieillissement. Les trenl’élection d’une femme à Kigali a été annulée par le Conseil #Etat ;ce siège est occupé tenaires et les quadragénaires se
par un homme.
partagent le gros des sièges, avec
123.
N
LA COOPTATION A L’ENVERS
))
Numéro Gouv. 81 Élect. 81 Gouv. 82 Élect. 83 Gouv. 84 Élect. 88 Gouv. 89
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
2
+
+
+
+
+
+
+
-
+
+
-
-
+
+
-
+
+
+
+
+
t
+
+
+-
+-
+
t
-
-
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
++-
+
+
+
+
++
+
+
+
-
++
-
-
+
+
+
-
-
-
-
-
+
-
-
+
-
+-
-
+
+
-
+
+
+
+(a)
+
+(a)
+
+
+
+
+(a)
+
-
-
+
+
+
-
+
-
+
+
+
+
-+
+
-
+
-
+
-
+
-
+
+
-
+
-
Notes : + signifie élu au CND ou nommé au gouvernement ; - signifie pas élu au CND ou nommé
au gouvernemenr;(a) a quitté le gouvernement avant les élecrions de décembre 1988.
29 députés (environ 41,5 YO) pour
chaque classe d’âge.
J’avais déjà en 1984 attiré
l’attention sur ‘le fait que le CND
était en train de devenir un véritable (i Parlement de fonctionnaires (7). Cette caractéristique s’est
encore accentuée à la suite des élections de 1988, puisqu’il ne reste
plus guère que deux députés issus
du secteur privé (contre six en
1983).
Je ne répéterai pas les raisons
de cet état de choses et les suggestions pour y remédier que j’avais
formulées en 1984. Disons seulement que la quasi-absence de députés venant du secteur privé met en
cause tant la représentativité que
l’indépencance du Parlement. Par
))
(7) F. Reyntjens, Les élections rwandaises.. . I), op. cit., p. 25.
((
124
ailleurs, une plus grande présence
de députés ne faisant pas partie de
l’appareil étatique permettrait une
certaine expression de la société
civile, d’autant plus nécessaire dans
u? pays comme le Rwanda où
1’Etat est omniprésent.
La cooptation à l’envers
Les élections dans un régime
politique monolithique comme celui
du Rwanda peuvent notamment
permettre un certain renouvellement
et une structuration de la classe
politique périphérique. A l’issue de
trois élections étalées sur sept ans,
force est de constater que ce rôle
n’est que très partiellement joué et
qu’il l’est en outre au niveau d’une
périphérie très éloignée du centre.
,
.
.
.
.-
Cette constatation s’impose de
façon très claire lorsqu’on examine
le rôle du processus électora1 pour
la sélection des membres du gouvernement. En effet, comme le montrent les données qui suivent, au
Rwanda on ne devient pas ministre parce qu’on est élu, mais on est
élu parce qu’on est devenu ministre. Le tableau 2 retrace la carrière
parlementaire de tous les ministres
qui, pendant la période 1981-1989,
ont soit rejoint soit quitté le
gouvernement (8).
On constate que la logique du
système est extrêmement claire.
Première constatation : on est
d’abord nommé ministre, et ensuite
élu lors des élections qui suivent
cette nomination à condition que
l’on soit toujours membre du gouvernement (cas nos2, 10, 12, 14,
15, 19). L‘exception du lieutenantcolonel A. Ndindiliyimana (cas
no 5) n’est qu’apparente, puisque ce
ministre a lui-même préféré ne pas
être candidat aux législatives de
1983 et 1988. Deuxième constatation : celui qui a quitté le gouvernement n’est plus proposé comme
candidat aux législatives. Cela ressort clairement des cas nos 1, 3, 4,
7, 11 et 1 3 ; le cas no 18 est très
frappant : M. Muganza est entré au
gouvernement en janvier 1984,
après les élections de décembre
1983, mais il l’a quitté avant les
élections de décembre 1988 ; selon
la logique du système, il n’a jamais
été député. Le cas no 20 n’est
qu’une exception apparente, puisque M. Ntahobari fùt élu président
du CND lorsqu’il quitta le gouver-
(8) J’ai remplacé les noms des ministres
par un numéro d’ordre.
nement au début de 1982 ; or nous
verrons que les membres du bureau
du CND occupent une position
analogue à celle des ministres dans
le contexte qui nous intéresse ici.
Une seule exception réelle pourtant : même après avoir quitté le
gouvernement à l’occasion du remaniement de janvier 1984, M. Musafili (cas no 6) a pu poursuivre sa
carrière parlementaire.
Grâce à un timing devenu de
routine (élections législatives en
décembre, remaniement gouvernemental en janvier-Février suivants),
ce mouvement du personnel politique peut se faire en douceur: en
effet, avant de quitter le gouvernement, le ministre est élu au CND
ce qui lui donne une sorte de préavis de cinq ans (durée du mandat
parlementaire). Sauf situation exceptionnelle, les cas nos8, 9, 12, 16
et 17 savent donc dès à présent
qu’ils ne seront pas présentés
comme candidat aux élections législatives de 1993. En revanche, les
six nouveaux ministres nommés le
15 janvier 1989 savent qu’ils entreront au Parlement, à condition évidemment qu’ils soient toujours au
gouvernement en automne 1993.
Une dernière constatation cerne
de plus près encore le mécanisme
décrit. On observe en ‘effet que,
chacun dans sa préfecture, le ministre nouvellement nommé prend tout
simplement la place de l’ancien
ministre sur les listes des élections
législatives. On peut ainsi identifier
cinq cas. A Byumba, M. Nkurunziza (cas no 3) fut élu en première
place en 1983 ; en 1984, il fut remplacé au gouvernement par
M. Mugemana (cas no 10); aux
élections de 1988, ce dernier fut élu
en première place, alors que
M. Nkurunziza ne fut même plus
présenté comme candidat. Exactement le même scénario eut lieu à
125
-
Gikongoro, à Gisenyi, à Butare et
à Ruhengeri.
Le mécanisme s’étend, au-delà
des membres du gouvernement, aux
membres du bureau du CND (10).
Le parallélisme va même très loin,
puisque la pratique au Rwanda veut
que les députés élisent leur président, vice-président et secrétaire sur
proposition du président de la
République ; dans la pratique, c’est
donc le chef de 1’État qui désigne
les membres du bureau du CND au
même titre que les ministres.
Cette analyse mène à une conclusion inévitable. Si les élections
peuvent servir à la cooptation et au
renouvellement du pessonnel politique, elles ne remplissent cette
fonction qu’à l’extrême périphérie.
A l’intérieur de -cette périphérie,
c’est le chef de 1’Etat et non l’électeur qui coopte et qui recrute. Ce
phénomène est une excellente illustration du caractère bureaucratique
de la vie publique au Rwanda, trait
qui est encore accentué par le fait
que la quasi-totalité des députés
sont issus du secteur public. Les
ministres n’émergent donc pas d’un
recrutement à caractère politique ;
au contraire, ce sont des fonction-
(9) Mais pas, semble-t-il, comme on
aurait pu le penser, aux membres du comité
central du MRND.
126
.
.
.
,
-
.-
naires, transformés en politiciens
pendant la durée de leur mandat
gouvernemental, et remis à la fonction publique à l’issue de celui-ci.
Dès lors, la fonction des élections
comme instrument de recrutement
dans des rôles politiques est subvertie. C’est ce qui m’a fait parler de
G cooptation politique à l’envers n.
Au demeurant, cette situation
comporte une menace considérable
pour le MRND auquel le processus électora1 devrait permettre de se
profiler comme une force identifiable et d’établir des rapports avec la
population. Cela ne saurait être que
marginalement le cas dans le contexte bureaucratique décrit ici. Déjà
le Mouvement se confond largement avec l’administration, et s’il
ne peut jouer son rôle politique à
l’occasion du moment privilégié que
sont les élections, il risque la marginalisation et, au bout de la route,
l’atrophie. Les difficultés que rencontrent certains responsables préfectoram à susciter des candidatures pourraient être un signe dans
cette direction.
Filip Reyntjens